The Great Stink

Jeshi

Because Music – 2023
par Jeff, le 15 novembre 2023
6

Il y a quelques semaines, Aurélien Chapuis alias Le Capitaine Nemo, une personne dont les connaissances en rap sont plus épaisses que le flou entourant une réponse de JCVD, postait sur X un message évoquant la pauvreté de l’année rap US en cours, dont à peu près aucune tête de gondole n’avait su trouver grâce à ses yeux – hormis Tyler, The Creator, bien évidemment. Morceaux choisis : « Lil Yachty = semi-arnaque dont on ne se rappelle déjà plus », « Young Thug = ok pour un mec en zonz » ou encore « Lil Uzi Vert = démo pas finie ». Et comme on se retrouve dans cette analyse dont la brièveté n’a d’égal que la pauvreté des projets incriminés, on a fait comme d’habitude quand le rap US ne nous satisfait plus : aller faire un tour chez les rosbifs, dont l’incapacité à faire exister leur culture hip hop en dehors de leurs terres est flagrante.

Si Central Cee ou Stormzy ont su tirer leur épingle du jeu, qui par ici connaît Aitch ou Tion Wayne ? À cette liste de parfaits inconnus pour le public francophone, ajoutons Jeshi, qui n’a certes pas la popularité de noms évoqués un peu plus haut, mais qu’on verrait bien gravir rapidement les échelons vu ce qu’il nous montre depuis Universal Credit, formidable album sur lequel il parvenait à jouer avec les influences, les univers et les ambiances sans jamais se prendre les pieds dans le tapis, pour un positionnement que l’on situerait quelque part entre Loyle Carner et slowthai – avec des touches de Dean Blunt ou de King Krule qui démontrent toute sa versatilité. Autrement dit, les angoisses qui le traversent ou la colère que lui inspire les pires maux de la société britannique contemporaine ne s’expriment pas dans un tonnerre de drill, mais bien à travers des formes plus subtiles. D’ailleurs, rien que le titre de ce nouvel EP en dit long sur la façon dont Jeshi envisage son rap : référence à un épisode datant du 19e siècle quand, du fait des écoulements d'eaux usées et de la chaleur qui régnait sur Londres, la Tamise dégageait un odeur pestilentielle incommodant une bonne partie de la population (allant même jusqu’à empêcher les députés de siéger), The Great Stink renvoie à la très mauvaise passe que connaît le Royaume-Uni, pays où les services publics sont dans un état calamiteux et où près de 8 millions de personnes sont en attente d’une opération ou d’un rendez-vous à l’hôpital public. Certes, les ficelles sont parfois un peu grosses, mais une telle parole dans un rap qui a parfois oublié de raconter des choses fait du bien.

En six titres dont on imagine qu’ils doivent servir de rampe de lancement pour un second album, Jeshi continue d’affirmer un style qui, à dire vrai, s’accommode plutôt mal du format EP – le Londonien a trop de choses à dire, et il y a trop de choses à dire sur la situation actuelle au Royaume-Uni pour se cantonner à un contenu aussi bref. Avec 17 minutes au compteur, The Great Stink empêche à Jeshi de donner a pleine mesure, l'autorisant plutôt à briller par intermittences ; au détour d’un storytelling touchant (« Head Height ») ou d’une performance vocale à la hauteur d’une production qui sort des carcans habituels (« Air Raid »). C’est suffisant pour confirmer ce que l’on savait déjà – qu’on tient une vraie promesse de la musique britannique, mais pas assez pour qu’on y trouve vraiment notre compte. Néanmoins, qu’on se le dise : écoutez du rap UK, et écoutez Jeshi.