Interview

Abel González (Primavera Sound)

par Jeff, le 29 mai 2023

Barcelone d'abord. Porto ensuite. Et aujourd'hui, Madrid, São Paulo ou Bogotà. Plus de 20 ans après sa création, le Primavera Sound est une marque globale, qui incarne une certaine façon de faire des festivals dans le monde. Alors que les éditions barcelonaises et madrilènes débutent cette semaine, on a discuté avec Abel González, qui gère la programmation et les bookings pour les différentes incarnations de l'évènement.

Pour commencer, peux-tu nous en dire un peu plus sur toi et sur ce que tu fais au sein de l'organisation Primavera ?

Je m'appelle Abel González et je fais partie de l'équipe de booking du Primavera. Je suis en quelque sorte le patron du booking à l'international. Je pense qu'hormis Glastonbury, aucun autres festival ne booke autant d'artistes que nous. Et peu d'autres organisations consacrent autant d'efforts que nous au processus de sélection. Nos critères sont purement artistiques, et cela prend du temps. Notre équipe est aujourd’hui composée de neuf personnes, mais nous n’étions que quatre au début. Nous étions arrivés à un stade où nous bookions plus de mille artistes par an, car nous nous occupons également de la programmation du Nitsa Club (ndlr : une boîte de nuit en plein cœur de Barcelone), qui ouvre tous les week-ends. Nous avons donc dû agrandir la famille.

Donc c’est également vous qui gérer la programmation pour vos évènements aux Etats-Unis et en Amérique Latine ?

Oui, c'est la même équipe. Bien sûr, nous essayons de faire en sorte que tous nos partenaires locaux soient en phase avec nos idées, mais c'est nous qui sommes à la barre. Nous savons ce qui est Primavera et ce qui ne l'est pas. C'est quelque chose qui n'est pas facile à expliquer… Il est parfois difficile d’expliquer pourquoi nous pensons qu’une chose est Primavera et l’autre ne l'est pas.

Si tu devais me donner un nom d’artiste qui est très Primavera, tu dirais qui ?

PJ Harvey.

Ce n’est pas Shellac, l’artiste qui incarne le plus le Primavera, vu qu’ils y jouent tous les ans ?

Oui, ce qui les rend encore plus « primaverish » que les autres, c’est qu’à part le nôtre, ils ne jouent dans aucun festival.

Penses-tu qu'en tant que Primavera, tu es en position de force lorsqu'il s'agit de traiter avec les agents des artistes que tu as dans le viseur ?

Les agents existent pour que je ne me sente pas dans cette position.  Donc, si je suis en position de force aux yeux d'un artiste, il y aura toujours un agent entre les deux pour me faire penser autrement. Le travail d'un agent n'est pas de me faire sentir en position de pouvoir. Même si l'artiste crève d'envie de venir chez nous, il y aura toujours un agent qui fera son travail correctement, et qui me fera comprendre que je dois me battre pour son artiste.

Cette année, as-tu l'impression que tout est enfin rentré dans l'ordre après ce qu'on a connu ces trois dernières années?

Oui. Mais il y a d'autres types de défis à relever cette année. Tout d'abord, nous inaugurons l’édition madrilène du festival… c'est toujours stimulant et excitant de recommencer quelque chose. Mais c'est aussi difficile. On ne peut pas se reposer sur nos lauriers, sur ce que nous avons accompli à Barcelone au cours des 20 dernières années. Et il y a d'autres défis à l’échelle mondiale : il est plus difficile et plus coûteux de voyager. Je suis conscient qu'à chaque fois que je prends le téléphone pour trouver un artiste, il y a un chauffeur de camion qui se réveille à 5 heures du matin dans le Nebraska ou un type qui possède d’énormes amplis à Berlin qui doit maintenant se déplacer parce que je viens de conclure un accord avec un agent. Il y a un autre défi qui me fait penser que l'industrie est également en train de changer, c'est la façon dont les disques sortent. On ne peut plus savoir quand un disque va sortir en fait. Un disque qui devait sortir en février va sortir en mai, et forcément cela modifie complètement les plans des groupes.

J'ai l'impression qu'il est encore très compliqué pour les artistes de taille moyenne de tourner en dehors de leur pays d'origine. Animal Collective a annulé une tournée européenne, et Metronomy a annulé une tournée américaine, les deux en invoquant des contraintes financières qui menacent le rentabilité de l’opération. Ce sont des groupes qui correspondent assez bien à l’ADN du festival. Est-ce que cela vous a posé problème ?

Pour l'instant, tout va bien. Les gens sont davantage préoccupés par le volet financier qu'il y a quelques années. Les choses étaient plus prévisibles à l'époque, et cela impacte davantage les groupes de taille moyenne, qui ne sont pas les plus riches. Il n'est donc pas facile pour eux de se déplacer et de tourner dans le monde entier. Mais bien sûr, la plupart de ces groupes construisent notre identité. Nous ne sommes pas comme n'importe quel autre festival qui se contente d'empiler des têtes d'affiche et d'ajouter quelques locaux. Le Primavera se définit par l'addition de tous ces groupes de taille moyenne.

On constate qu'en France, et dans une moindre mesure en Belgique, l'augmentation des frais de réservation exerce une pression extrême sur de nombreux festivals de musique. Récemment, le journal français Le Monde a publié un article dans lequel on évoquait la somme de 1,5 million d’euros pour Billie Eilish à Rock En Seine. Est-ce viable ?

Ce que je pense, c'est que ce n'est pas viable pour les festivals de taille moyenne, ce qui est un problème, car il faut qu'il y ait des festivals de taille moyenne. Il y a aussi un autre problème : une fois que les têtes d'affiche deviennent plus chères, les festivals doivent être plus grands pour être rentables. Il n'est pas possible d'avoir une grande variété dans l'affiche si l'on rassemble 60 ou 70 000 personnes. Il faut donc être créatif, mais je vois un danger en termes d'hétérogénéité. Je pense que ces artistes demandent de telles sommes parce qu'ils pensent qu'ils le valent. Et c'est vrai, ils génèrent ces énormes sommes d'argent. Mais le nombre d'artistes capables de le faire est de moins en moins important. On se retrouve dans un cercle aussi vicieux que le capitalisme lui-même.

En parlant de capitalisme et d'argent, on doit parler des espaces VIP, car ils gagnent de plus en plus de terrain et de popularité dans les festivals européens – y compris chez vous. Aux États-Unis, cela a toujours fait partie du paysage, mais pas en Europe. N'est-ce pas une tendance inquiétante ?

C'est fou. Mais ce sont les artistes qui doivent faire quelque chose. J'ai travaillé avec de nombreux grands noms qui ne tolèrent pas les golden circles. Mais nous devons offrir cette possibilité à nos têtes d'affiche. Mais oui, je suis d'accord avec toi : nous ne devrions pas changer notre ADN européen. Mais il est en train de changer…

En 2018, plus de 45 festivals se sont engagés à atteindre un équilibre entre les genres dans leur programmation. Et à l'époque, l’objectif était fixé à 2022. Je sais que le COVID est passé par là, mais vous avez déjà atteint cet objectif en 2019. Est-il difficile de tenir cette promesse ?

Cela a été moins difficile que prévu. Il s'agissait d'y mettre un peu d'effort et de vouloir que cela se fasse. Nous voulions vraiment essayer et ça ne s’est pas révélé aussi complexe que cela en fait. C’est aussi compliqué que de trouver le bon équilibre entre les genres musicaux dans ton line-up, ce à quoi nous sommes également très attachés. Mais quand on veut, on peut !

Quand on parle du Primavera, le mot qui vient à l'esprit c’est « gigantic », comme la chanson des Pixies.

J'adore la façon dont ce mot résume Primavera. Je pense que l'objectif était de devenir gigantesque en termes d'offre musicale. Je pense que c'est notre idée depuis le tout début. Nous voulions devenir incontournable et réunir les genres musicaux qui comptent. Nous voulions être encyclopédique. En termes de fréquentation, nous n'avions jamais pensé que nous pourrions atteindre les nombres fous que l’on connaît. Mais c'est formidable.

Est-ce que le Primavera va devenir encore plus gigantesque ?

En termes de villes, nous voudrions aller dans plus d'endroits. Nous avons des projets, des conversations avec d'autres villes. Il faut que ces conversations aboutissent pour que nous puissions nous développer. Je ne pense pas qu'il y ait de la place pour que nous nous développions encore plus là où nous sommes déjà présents. Nous avons déjà l'un des meilleurs festivals de musique au monde, géré par des passionnés, avec la musique au cœur de leurs préoccupations. Toutes les villes qui sont belles et intéressées par notre vision, nous aurons une conversation avec elles.