Where I'm Meant to Be

Ezra Collective

Partisan Records – 2022
par Erwann, le 14 novembre 2022
8

Il n'y a pas que le post-punk que l'Angleterre nous livre par cargaisons entières ces dernières années, il y a également le jazz. La scène londonienne plus particulièrement, peut se gargariser d'abriter une concentration conséquente de formations et musiciens dont on n'arrête pas de vous rabâcher les oreilles. Leur point commun est pour la plupart d'être affiliés à Tomorrow's Warriors, un programme mêlant éducation au jazz et développement de carrière. Parmi les élèves les plus doués, on retrouve quelques noms dont on parle beaucoup ces cinq dernières années : Shabaka Hutchings, Binker & Moses, Nubya Garcia, mais aussi tous les membres du Ezra Collective, qui ont donc transformé un projet scolaire en métier durable - le rêve.

Après un premier album qui démontrait combien le live demeure le laboratoire du groupe, le groupe poursuit sur sa lancé et entame le disque bille en tête : porté par des motifs du trompettiste Ife Ogunjobi et du saxophoniste James Morrison,  "Life Goes On" semble tout droit sorti d'une jam session ardente sur laquelle la rappeuse zambienne Sampa The Great vient de poser des paroles simples mais qui collent parfaitement à l'ambiance festive qui se dégage de l'ensemble. On retrouve alors avec plaisir ce mélange de jazz, d'afrobeat, et de musiques plus actuelles (le grime notamment) qui faisait déjà la sève de leur premier album. La différence est que le groupe a étoffé son vocabulaire musical: "Welcome to My World" fait s'étreindre jazz, reggae, dub, et afrobeat, tandis que "Ego Killah" voit le pianiste Joe Armon-Jones s'orienter vers des mélodies dancehall - on imagine que fréquenter le bosse de l'infrabasse Mala doit aider. Là où cette nouvelle formule marche le mieux, c'est dans ses moments les plus triomphants. Le bien nommé "Victory Dance" est un hymne qui rend autant hommage à Fela Kuti qu'au Buena Vista Social Club. On retrouve également cette veine afro-cubaine sur "Never The Same Again", où le duo fraternel Femi et TJ Koleoso dicte le groove façon main de fer dans un gant de velours.

Et bien que chaque musicien dispose de son petit jardon secret histoire de distiller claquer son petit solo (et à ce petit jeu, Joe Armon-Jones est impressionnant), le collectif prime en permanence sur les individualités pourtant formidables qui constituent le groupe. Cet équilibre qui a toujours fait la force du Ezra Collective, il passe aussi par des références qui sont distillées au long de l'album, et qui sont des manières discrètes mais assez malines de disséquer leur ADN sous nos yeux : le titre "Smile" met l'original de Charlie Chaplin à la sauce neo-soul (l'influence de D'angelo est revendiquée par le groupe), on entend la voix du grand Tony Allen sur "No Confusion", "Togertherness" interpole Ini Kamoze, et la pochette de l'album fait même référence au Underground de Thelonious Monk. Au-delà de la sympathie que tout cela nous procure pour eux, ces différents hommages sont surtout réappropriés par un groupe qui les offre dans une vision moderne du jazz, pas farouche à l'idée de mélanger des genres pourtant bien codifiés.

Reste qu'il demeure un très léger bémol à l'écoute de Where I'm Meant to Be: le Ezra Collective reste un groupe de live. Cela signifie que l'on sait que les morceaux les plus festifs le seront encore plus en concert, et que les titres plus doux bénéficieront d'un traitement plus punchy que ce qu'il nous donné ici d'entendre - des titres plus paisibles qui cassent un peu la dynamique survitaminée de l'album. Fort heureusement, "Never the Same Again" s'assure de conclure Where I'm Meant to Be sur une note plus chaloupée. Mais malgré ce petit souci de rythme, Where I'm Meant to Be reste une formidable kaléidoscope qui fonctionne comme une carte de visite pour cette scène jazz londonienne plus si nouvelle que cela, et qui n'en finit plus de nous impressionner. Créé dans le respect des anciens mais avec la ferme volonté de faire sauter les barrières, ce nouvel album s'inscrit dans la continuité des précédents, mais résonne comme la démonstration de force la plus solide et convaincante délivrée par le groupe depuis Juan Pablo : The Philosopher en 2017.

Le battage médiatique dont fait l'objet le jazz londonien peut parfois sembler trop concerté pour être sincère. Mais on se réjouit que le Ezra Collective nous prouve le contraire en musique, dans un irrésistible déluge de groove.

Le goût des autres :