Rewind & Play
Le malaise est écrasant. À l’hiver 1969, Monk est en visite à Paris pour quelques concerts et un entretien dans l’émission « Jazz Portrait » avec le pianiste et journaliste Henri Renaud. Apparemment, ils se connaissent, mais rarement une interview musicale n’a autant laissé planer l’ombre d’un mépris total pour l’agentivité d’un artiste. Pris au piège dans ces interminables rushes, Monk ne cesse de fuir la conversation, baissant les yeux, mangeant ses mots, transpirant à grosses gouttes. Dès qu’il en a l’occasion, il retourne au piano, fait littéralement baisser sa température corporelle et évite de répondre à des questions que de toute façon on ne lui pose pas vraiment. Renaud passe l’intégralité de l’émission à lui demander s’il peut l’interroger sur une chose ou une autre ; Monk répond que ce n’est pas un sujet qui l’intéresse ; Renaud pose quand même la question, et le pianiste se voyant dans l’obligation de répondre, bredouille quelque chose qui ne convient pas à la télévision française, si bien qu’on traduira autre chose que ce qu’il a véritablement répondu. Lorsque Monk explique qu’il était aussi étonné de sa popularité que du bas salaire qu’on lui avait prodigué lors de sa première visite en France, on décide par la suite, en français et donc sans qu’il comprenne, « de couper parce que c’est vraiment désobligeant ». Le montage qu’Alain Gomis fait de cette archive inédite en révèle le caractère étouffant, mais aussi la spectralité coloniale qui l’habite. Réduit à la figure de la bête de foire, Thelonious Monk se voit refuser toute existence non-musicale, ce qui confère à ses improvisations autant de mélancolie que d’incompréhension. Comment cette équipe de journalistes peut-elle autant mépriser l’humain et autant aimer sa musique ? C’est dans cette situation lunaire, habitée par l’angoisse sonore de la machine télévisuelle, qu’on voit un grand artiste se refermer sur lui-même, et chercher sur les touches de son clavier l’humanité qu’on lui vole au fil des minutes. (emile0)