Dossier

Off The Radar #13

par la rédaction, le 3 juin 2018

Giovanni Di Domenico

Insalata Statica

Emile

Quand on parle de musique expérimentale, ou plus simplement de musique alternative, on vit souvent dans le malaise permanent de la course à l'inaudibilité. Il faut que ça bruite, il faut que ça ne se comprenne pas, et à l'image de Hastings Of Malawi dont il est question plus bas, on a du mal à ne pas vivre la passion musicale de l'étrange comme un mépris de ceux qui sont incapables de l'écouter. Surtout qu'on sait bien que souvent, quand ça parle de Merzbow en public, ça écoute Avicii en rentrant. Alors on cherche souvent l'exemple parfait, celui qui mettra tout le monde d'accord et permettra de taper aussi fort dans la nouveauté que dans le plaisir. En tombant sur le nouveau LP de Giovanni Di Domenico, multi-instrumentiste basé à Bruxelles, non seulement on a trouvé un album capable de fermer les gueules de tout le monde, mais on a trouvé un album qui ne pense pas l'altérité musicale en dehors de la douceur. Simple sans être minimaliste, et ne tenant la dissonance que dans le léger écart qui accentue son envers, Insalata Statica est l'oeuvre d'un artiste passé maître en composition et en pratique, un peu à la manière des Dreamies de Bill Holt dans les années 1960. Morceau unique, l'album se sépare en chapitres, comme un voyage dont les arrêts ne seraient que des silences nécessaires à un nouveau départ. Cette cohérence, nécessaire à l'écoute, est le plus grand atout de Di Domenico : du jazz, de la pop et un arrière-fond de piano qui semble baigné dans la Mélodie Française sont les éléments avec lesquels il construit une architecture parfaitement stable, et dont on jouit dans une simplicité aussi précieuse qu'étonamment rare. Coup de cœur.

Howie Lee

Natural Disaster

Emile

On parle très souvent de la scène expérimentale japonaise, comme si elle concentrait tout ce que l'underground avait à offrir en Asie Orientale, mais il se trouve que la Chine propose un paquet d'artistes de très haut vol dans cette catégorie. Parmi eux, Howie Lee : artiste fascinant basé à Pékin, il navigue depuis 2012 dans une sphère étonnante, mélangeant la musique expérimentale, le trip-hop et la musique traditionnelle chinoise. Dans un délire aussi sombre que planant, cette sorte de version chinoise de Lee Gamble ou de Chino Amobi vient de sortir son onzième EP depuis 2012. Intitulé Natural Disaster, il explore sauvagement l'arythmie que la musique chinoise est prête à offrir à l'expérimentation électronique, avec les éléments naturels comme arrière-fond de cette bataille. Sensation de pluie, effets de vent, l'EP est une ode inquiétante à une nature aussi violente que le monde qu'elle enveloppe. De plus en plus libéré dans ses compositions au fil de sa carrière, Howie Lee représente avec force et originalité une scène qui donne envie d'être découverte, à l'instar de Jason Hou, unique featuring de l'album, ou d'autres artistes plus exportés en Europe, comme Pan Daijing ou RUI HO. A une époque où le gouvernement chinois remet sur la table la question de la censure des créations musicales trop audacieuses ou potentiellement anti-régime, par exemple dans la sphère hip-hop, l'émergence de cette scène a un rôle à jouer dans la libération de la jeunesse chinoise, et Howie Lee et le label Do Hits Records pourraient y tenir une place forte.

Anteloper

Kudu

Emile

Si vous avez l'impression, comme nous, que le jazz contemporain est en train de se réinventer complètement, et que Los Angeles et Londres donnent un souffle nouveau à une musique qui en avait bien besoin, n'oubliez pas qu'il n'y a pas de réinvention du jazz sans réinvention du free jazz. Alors certes, les partisans du jazz libre se fondent de plus en plus dans d'autres genres tant leur musique est différente de ce qui se produisait dans les années 1960, mais il n'est pas moins vrai que parfois, des petits bijoux d'albums profondément ancrés dans le free apparaissent dans nos oreilles. C'est le cas de Kudu, premier disque d'Anteloper, duo américain formé par la trompettiste Jaimie Branch et le batteur Jason Nazary. Amis depuis leur passage au conservatoire de la Nouvelle-Angleterre en 2002, ils mettent en pratique sur cet album une habitude commune de création et de jeu. Très audible pour ce qu'on ose appeler un album de free jazz (n'en déplaise aux pseudo-puristes ), les deux musiciens arrivent à transformer le jeu traditionnel de leurs instruments, soit par l'expérimentation, soit par l'addition d'effets numériques, sans pour autant s'empêcher nous convaincre de leur virtuosité. La musicienne originaire de Brooklyn fait notamment preuve d'une inventivité débordante dans le travail des textures à la trompette, tandis que son acolyte semble être le genre de type à pouvoir vous installer n'importe quelle ambiance rythmique pourvu qu'on lui file une brindille et une canette. Au final, du tribal, de la belle mélodie, de la violence rythmique, et un duo capable de varier son identité sous toutes les formes possibles avec une précision hallucinante pour un album enregistré en live. Signé chez International Anthem, label de Chicago, Anteloper marque un gros coup sur la scène free américaine.

Hastings of Malawi

Visceral Underskinnings

Emile

Il y a plus de 35 ans, en 1981, quelques types se réunissent une nuit pour enregistrer un album. Sans rien avoir prévu, simplement par l'action du jeu et du hasard sur leurs instruments et de quelques objets qui traînaient, notamment des téléphones, ils laissent une musique dada et absurde se développer. Sans retouche postérieure à la prise initiale, ils sortiront l'album sous le nom de Vibrant Stapler Obscures Characteristic Growth. Sans devenir un classique, de part son opacité marquante, l'album reste un événement intéressant de la musique bruitiste et expérimentale des années 1980. Et alors que ce genre d'albums de niche restent souvent sans suite, 35 ans plus tard donc, en 2018, l'aventure recommence. L'ambiance reste relativement similaire, mais le projet est beaucoup moins irréfléchi. Deux pistes d'une vingtaine de minutes forment ce qui se veut un film sans lumière, un album-collage n'étant plus laissé au hasard fougueux de la jeunesse mais bien dicté par une ambition politique et esthétique. Des images sonores de la guerre froide, des bruits d'armes américaines, des productions programmées au hasard par ordinateur, tout cela se mêle de façon (probablement) significative par-dessus la voix du premier président du Malawi, Georges Washington Johnson. Attention, on est plus proche du collage artistique: c'est drôle, c'est intéressant, c'est parfois foutrement narratif, mais ça n'a rien de plaisant à l'écoute. Par provocation, et aussi parce que rares sont les artistes de musique expé à ne pas faire passer la pop pour de la soupe, le groupe anglais prévient : « If you are a fan of the tedious, puerile, repetitive beats that populate the insipid sonic environment that is popular music today you probably wont like this album ». Comme ça, c'est dit.

Thomas Poli

Candor Chasma

Bastien

Si on appelle la musique expérimentale « arty », c'est souvent parce qu'elle n'est faite ni pour danser, ni pour adoucir nos sens, et que cette inutilité patente la relie dangereusement à cette activité humaine dont l'absence de caractère utilitaire brave toutes les frontières : l'art. Mais si la musique expérimentale est appelée « arty », c'est aussi parfois, et à plus juste titre, parce qu'elle est volontairement le versant sonore de l'art, et plus particulièrement de l'art contemporain. Il n'est donc pas anodin que des relations entre musiciens et artistes se nouent de manière aussi structurelle. Thomas Poli est même allé plus loin, puisque son travail sonore est directement inspiré par une œuvre du plasticien français Flavien Théry. « Un grand tapis tissé, à regarder avec des lunettes stéréoscopiques, représentant une région de Mars » , un voyage esthétique entre l'infiniment proche et l'infiniment lointain, voilà ce qui a servi de matière à l'album de Thomas Poli, Candor Chasma, sorti sur le label français Un-je-ne-sais-quoi. Et si l'album s'écoute avant tout comme une itération artistique, il doit se comprendre comme la mise en place d'un protocole sonore. Pour Thomas Poli, pas de musique sans modalités d'enregistrement, sans cadre dans lequel cette musique doit prendre place. C'est le magnétophone Revox-B77 qui va servir de fil conducteur à un tissage de bandes magnétiques censé rappeler celui de l'oeuvre de Théry. De l'improvisation, de la technique, et surtout, du voyage.