Dossier

Disquaire avec les doigts #1

par la rédaction, le 8 octobre 2020

"Nos disquaires ont besoin de vous", entend-on souvent dire en ces temps de déclin du physique. Mais si c'était l'inverse qui était surtout vrai? Dans une société qui détricote nos interactions physiques à trop essayer de nous aspirer dans ses réseaux sociaux, il y a encore une place pour ces lieux où notre culture se forge au contact d'autres clients, se construit à travers les anecdotes ou les bons mots d'un tôlier aux connaissances encyclopédiques. Disquaire avec les doigts veut valoriser le rôle joué par ces vénérables institutions en laissant 3 personnalités que l'on apprécie parler d'un lieu qui a joué un rôle important dans leur vie d'homme, de femme ou d'artiste.

Veals & Geeks

Bruxelles

par Bester Langs (Gonzaï Mag)

Un bon disquaire pour moi, ça a toujours été l’adéquation entre les disques et celui qui les vend. Dit comme cela ça peut sembler con, mais c’est précisément la raison pour laquelle je ne mets jamais les pieds chez Caroline Music, dans le centre de Bruxelles, un endroit où les disquaires semblent vieillir plus vite que les albums qu’ils écoutent. À se demander si ce ne sont pas les disques eux-mêmes qui devraient vendre ces vendeurs vintage et peu aimables.

Bref, tout cela nous amène à Veals & Geeks. Je ne sais même plus comment j’y suis rentré la première fois. Ça devait être pour savoir s’ils souhaitaient vendre notre magazine, vers 2015, avant que le piétonnier ne commence à faire du sur-place. Je crois que mon premier souvenir, c’est cette grosse moustache posée sur un crâne dégarni et cette bouche expliquant en anglais à un touriste à quel point la réédition de cette obscure compilation de psyché japonais était indispensable. Ça a commencé comme ça, je venais de faire la rencontre de Stan, le patron ; un homme sans âge sorti d’un supplément DVD de High Fidelity et épaulé par un garçon tout maigre et tout blanc qui, bien que plus jeune, était fin connaisseur des dernières sorties – ce qui n’est pas toujours le cas de son associé, qui ne pratique internet que pour aller vérifier les cotes sur Discogs. Ces deux-là allaient rapidement devenir l’unique raison pour laquelle je me rends dans le centre de Bruxelles. 

Veals & Geeks ce sont des disques que j’ai rarement trouvés ailleurs et une véritable amitié avec les tauliers, bien loin des gueules de cul qui peuplent les disquaires et rebutent bien des novices à dépasser le pas de porte. Si vous êtes client des vieilleries étranges francophones, c’est l’endroit. Pour les fétichistes de prog italienne, c’est le Graal. Du classic rock de qualité ? Il y en a - mais heureusement pas trop.

À bien y regarder, la boutique est le pendant du blog Mutant Sounds, qui jadis répertoriait toutes les sorties les plus étranges et passionnantes, de Throbbing Gristle à Richard Pinhas. Veals & Geeks est à cette image ; on y vient détendu du gland sans trop savoir avec quoi on repartira, et c’est précisément ce qui fait le charme de ces bons disquaires où l’on se fait prescrire des médicaments dont on ne pensait pas avoir besoin. 

Cinq ans plus tard, une partie de ma discothèque peut dire merci à Stan, Maxime et le troisième larron, Quentin ; à eux trois, ils m’ont permis de comprendre que même si la musique était importante dans ma vie et que je croyais « en connaître un rayon », de larges pans restaient encore méconnus. Et c’est toujours le cas. 

Le dernier numéro de Gonzaï est disponible en kiosque. Rendez-vous sur leur page pour obtenir la liste des points de vente.
Quant à Veals & Geeks, le magasin tient bon dans le centre de Bruxelles, où ses bacs vous attendent au 8 de la Rue des Carmes.
 

Superfly Records

Paris

par Fuzati (Le Klub des Loosers)

Je me suis d’abord dit que j’allais parler de la chaîne japonaise Disk Union, qui a majoritairement des boutiques à Tokyo, spécialisées par genre – rare groove, jazz, rock, etc. Mais au fond, un disquaire important est un disquaire dans lequel on se rend très régulièrement, et malheureusement je ne vis pas (encore) à Tokyo et je ne m’y rends pas non plus tous les mois, ce qui est une bonne chose pour mon bilan carbone, moins pour ma collection de disques.

Alors si je dois évoquer un disquaire qui compte énormément pour moi, je dois forcément parler de Superfly Records, tenu par Manu Boubli et Paulo Gonsalves.  Avant d’ouvrir leur boutique il y a plus de dix ans, Paulo vendait des disques sur le site CdandLp et je lui en achetais déjà, surtout du brésilien, car on n’en trouvait alors pas tant que ça chez les disquaires parisiens.

J’ai fréquenté Superfly Records dès son ouverture et je suis quasiment toujours reparti de la boutique avec un disque.  Il y a une raison très simple à ça. C’est que je suis riche. Plus sérieusement, chez Superfly les disques sont « pricés » très justement, de manière à ce qu’on ait toujours l’impression de faire une affaire, contrairement à certaines boutiques qui ont tendance à s’aligner sur la cote maximum de Discogs (+ les frais de port) pour faire leur beurre dès qu’un disque est un peu rare. En partie grâce à ces prix très justes, les stocks de Superfly tournent beaucoup, ce qui est agréable pour un client régulier parce qu’il y a toujours de nouveaux disques en bacs, même d’une semaine à l’autre. Ça a l’air bête expliqué comme ça, mais c’est important. Rien de plus déprimant que de connaitre par cœur les bacs d’un disquaire. C’est un expression hein, en vrai il y a plein de choses plus déprimantes, comme la pollution où les gens qui maltraitent les animaux par exemple.

Bon et maintenant vous vous attendez à une anecdote incroyable du genre j’ai trouvé un Mulatu Astake à 5€ dans leur bac de soldes ou j’y ai croisé tel producteur et du coup on a fait un album ensemble. Et bien non. Je ne vais pas inventer.

Par contre je peux vous dire que c’est un disquaire qui m’accompagne depuis plus d’une décennie, dans le sens où, quel que soit le genre musical que je creuse (Jazz japonais, library italienne, spiritual jazz, jazz anglais) je sais que je vais y trouver des disques que je cherche. Ça en dit long sur la diversité et l’exigence de leur sélection. Et ce malgré les gros changements qui se sont opérés dans le monde du digging durant cette dernière décennie :  mode du vinyle, difficultés plus grandes pour trouver des disques, des albums rares devenus un investissement spéculatif et un moyen de se la raconter sur Instagram, explosion des prix dans certains genres. Et puis il y a toujours eu plusieurs platines d’écoutes dans le magasin ce qui permet d’écouter et de découvrir vraiment beaucoup de disques. Et ça c’est très bien.

Enfin, on a des goûts assez similaires en jazz avec Manu Boubli, du coup il me fait découvrir des trucs et on commente les résultats d’enchères Ebay où les disques de spiritual jazz partent à des prix toujours plus indécents. On ne sait pas trop où ça va s’arrêter.

Vanité, le quatrième album du Klub des Loosers, est dans les bacs et sur toutes les bonnes plateformes.
Pour rallier Superfly Records, il faudra vous rendre Rue Notre-Dame de Nazareth, dans le 3ème arrondissement de Paris.

The Record Loft

Berlin

Par Koen Galle / Kong

Il y a tellement de disquaires qui pourraient être évoqués ici. Ces jours-ci, je passe régulièrement chez Crevette Records à Bruxelles, car il est essentiel de soutenir sa scène locale si on veut lui permettre de survivre, et si on veut lui garantir un avenir prospère. Chez Crevette, on porte un regard frais sur la profession, et leur stock, qu’il s’agisse de nouvelles copies ou de seconde main, est tout simplement parmi les meilleurs dans la capitale.

Dans le cadre de mon travail de journaliste, j’évoque souvent les disquaires belges et la culture vinyle. Je pense avoir visité toutes les boutiques du Royaume, et j’ai rencontré plus de 50 vendeurs ou collectionneurs. Pourtant, pour ce dossier, j’ai choisi un disquaire berlinois. Vous vous demandez peut-être pourquoi j’ai opté pour The Record Loft à Berlin. Parce que ce lieu m’a appris une leçon importante.

J’ai un faible pour Berlin. Depuis que deux de mes meilleurs amis y ont emménagé, je m’y rends régulièrement. Les attraits de la ville ne manquent pas : le dynamisme de sa jeunesse, sa culture de la liberté, ses piscines à ciel ouvert, sa bouffe bon marché et cosmopolite, ses grands parcs, et bien sûr tout ce qui a trait à la nuit, à la musique et à la culture DJ. Et même si certaines parties de la ville sont devenues une sorte de Disneyland pour hipsters tout de noir vêtus à la recherche de cette idée romancée de la subversion (ces mots ne sont pas de moi... Driss, si tu me lis, merci), Berlin ne s’est jamais crue parfaite. Comme partout ailleurs, la ville a ses bons et ses mauvais côtés. Et pour moi, le bon, ce sont les disquaires qui ont essaimé partout. J’y ai passé un nombre incalculable d’heures à digger, et c’est là que j’ai développé une bonne partie de ma culture et de mon savoir.

Il y a quelques années, un de ces lundis qui sentent la défaite, on m’a emmené à Kottbusser Tor, dans le quartier de Kreuzberg. Record Loft n’était pas vraiment un loft, en tout cas pas comme je me l’imaginais. C’était plutôt une grande pièce carrée remplie de disques de seconde main. C’était bordélique, avec des caisses en OSB ou en plastique partout, mais cela faisait partie de l’expérience.

J’ai vite remarqué qu’aucun prix n’était affiché sur les disques. À l’époque, regarder l’étiquette était pour moi la première étape dans mon processus de prise de décision. J’étais donc déstabilisé, mais je me suis dit que j’allais tenter l’expérience. Après plusieurs heures de digging et d’écoute, je me suis rendu à la caisse. Le moment de vérité. L’employé a alors vérifié toutes les cotes Discogs pour ensuite fixer un prix aussi proche que possible de celui qu’il y avait trouvé.

Le Record Loft m’a appris quelque chose d’important que l’on peut transposer à beaucoup d’autres situations : pour savoir si vous avez vraiment envie de quelque chose, il est important de trancher sans penser au prix.  Avant mon passage dans cette boutique, je me laissais trop souvent tromper par une étiquette, partant du principe qu’un disque devait être bon s’il était cher, surtout dans un secteur d’activité où la spéculation est monnaie courante.

Koen Galle fait plein de choses passionnantes, qui sont toutes expliquées sur son site.
Les nouvelles sont par contre moins bonnes pour le Record Loft, qui a malheureusement fermé ses portes en 2016.