Dossier

Des bons disques sortis en août (qui ne sont pas le Frank Ocean)

par Jeff, le 30 août 2016

Young Thug - Jeffery

(300)

On s'est fait une raison : le Hy!£UN35 de Young Thug, on risque fort de ne jamais l'entendre. En même temps, on s'en bat légèrement les steaks, vu que dans l'ombre un peu envahissante de l'ogre Future, l'autre OVNI d'Atlanta continue de régaler à intervalles réguliers. Une productivité telle qu'on ne s'étonne même plus que Jeffery soit déjà la troisième mixtape de l'année pour Thugga. Un talent tel également, qu'on n'accepte plus de lui que le meilleur. Si I'm Up était assez anodine, Slime Season 3 dévoilait un Young Thug en mode "bangers totaux". Pour cette tape en forme d'hommage à ses héros (Wyclef Jean, RiRi Future, Floyd Mayweather ou Kanye West), Young Thug reste fidèle à lui-même : sa personnalité flamboyante et son extravagance au chant (paroles débilissimes + onomatopées pleurnichées = amour) éclaboussent le disque de bout en bout et se mettent au service de productions un peu différentes, en ce sens qu'elles caressent régulièrement des rêves de dancehall et de reggae, quand elles ne s'amusent pas malicieusement avec les codes de la pop. Clairement, ces titres n'auront jamais le succès planétaire du "One Dance" de Drake, mais c'est justement leurs nombreuses petites imperfections qui les rendent autrement plus attachants et supportables.

Thee Oh Sees - A Weird Exits

(Castle Face Records)

Thee Oh Sees finiront bien par exploser en vol vu la propension des Américains à exister partout, tout le temps. Outre la tristesse infinie qui risque de s'emparer de nos petits cœurs ce jour-là, on pourra alors prendre le temps de saisir véritablement l'importance de l'œuvre immense (au propre comme au figuré) façonnée par le groupe à géométrie très variable, mais piloté depuis toujours par ce stakhanoviste en short de John Dwyer. Si on associe TOS aux éructations géniales de son leader, aux soli furieux, à son amour pour le garage-psyché qui réveille les macchabées et à une section rythmique plus efficace que le Portugal à l'Euro, chaque album est aussi une occasion de voir Thee Oh Sees proposer de subtiles variations sur le même thème - à ce titre, la fin de A Weird Exits ouvre de belles perspectives. Alors certes, si l'œuvre des Américains peut être qualifiée de monolithique, elle n'inspire pas moins le respect total. Et ce neuvième album doit être considéré comme une importante pièce à conviction à verser au volumineux dossier qu'on a tous monté sur le groupe.

Jefre Cantu-Ledesma - In Summer

(Geographic North)

Jamais avare en douces moqueries dès que j'ai le malheur de m'aventurer sur des terrains que je maîtrise peu, un éminent membre de la rédaction s'est fendu d'un "Jeff qui se met à écouter un mec venu de l'ambient, ça signifie que le genre est vraiment en vitrine en 2016" le jour où j'ai déclaré ma flamme pour ce dernier album du prolifique Jefre Cantu-Ledesma. En même temps, il ne faut pas bouffer des musiques profondément obliques, furieusement amélodiques ou éminemment cérébrales à longueur d'année pour s'enticher d'un album qui a en fait tout du disque de musique expé pour les gens qui n'en écoutent pas (ou si peu). Car si la recette de base emprunte évidemment beaucoup aux musiques ambient et pose le grésillement en art de vivre, le producteur américain a offert au micro-label Geographic North un vrai beau disque, frais et aéré, notamment en proposant une belle relecture des codes en vigueur dans la chillwave. Jefre Cantu-Ledesma, ce héros improbable de l'été des hipsters.

Rae Sremmurd - SremmLife 2

(Interscope)

Comme ça a l’air d’avoir échappé à pas mal de monde, on se permet une piqûre de rappel : début août, on apprenait la retraite de celui qui se faisait jadis appeler Lil' Bow Wow. Bon c’est sûr, par chez nous, on connaissait davantage le bonhomme pour son « Bow Wow » et pour sa reprise d’Aaron Carter glorifiée dans la B.O. d’un Sofia Coppola. Mais outre-Atlantique, on a le sentiment que ce départ anticipé est un passage de témoin mal déguisé à Rae Sremmurd, qui sortaient quelques jours après cette annonce le deuxième volume de Sremmlife. Et pour l’occasion, les teignes de Tupelo s'offrent une superbe course au single parfait qui leur permet d’asseoir fermement leur position d’entertainers juvéniles avec un produit similaire au précédent. Aux fourneaux, c’est toujours le parrain MikeWiLLMadeIt qui cuisine des prods nucléaires, histoire d'offrir à ses poulains un matériau de base adapté à leurs refrains imparables. Et côté invités, c’est tout aussi bandant puisque le cousin Kodak Black, le tonton Gucci Mane et le papa Lil Jon s’offrent des apparitions plus lumineuses que les dalles de Billie Jean. Bref, Sremmlife 2 prouve que, si chaque génération a droit à son Kriss Kross, Slim Jwmmi et Shae Lee sont définitivement deux merdeux sur lesquels on est heureux de pouvoir compter en 2016. Et ce même si on est conscient de parler ici d’un produit davantage destiné à une clientèle qui peut encore prétendre à l’ouverture d’un livret jeune qu’à celle qui a commencé à écouter du rap avec Illmatic.

Russian Circles - Guidance

(Sargent House)

Sur le grand spectre des musiques "post" qui touchent un assez large public (les trucs à hipsters quoi), les gars de Russian Circles s'amusent à faire légèrement bouger le curseur entre les sorties, se plaçant toujours quelque part entre le post-hardcore sévèrement burné d'Isis et le post-rock lacrymal d'Explosions in the Sky. Et sur ce sixième long format, c'est plutôt du côté de ces derniers que le trio de Chicago semble évoluer, même si la présence de Kurt Ballou à la production (pour rappel, le guitariste et gourou de Converge) sert à nous rappeler que ces mecs-là ne sont pas venus pour caresser des corgis en buvant des jus de goyave. Évoluant perpétuellement entre pénombre et lumière, Guidance coche toutes les cases du cahier des charges de ce genre de disques mais trouve toute sa force dans la progression narrative du propos, qu'il faut accepter comme un ensemble et non une simple somme d'idées, aussi belles soient-elles.

Gerd Janson - fabric 89

(Fabric)

Triste paradoxe : alors que l'avenir de la Fabric londonienne est une fois de plus menacé suite à la suspension indéterminée de sa licence (consécutive à deux overdoses de gamins de 18 ans à qui on avait probablement pas appris à consommer de la drogue un peu intelligemment), le label du club sort une bien belle compilation. En même temps, en confiant les clés de la série à Gerd Janson, les mecs pouvaient dormir sur leurs deux oreilles. En effet, si le Teuton ne bénéficie pas de la même hype que certains, sa street cred est stratosphérique - notamment auprès de ses camarades de jeu, ce qui a fait qu'il est aujourd'hui considéré comme un "DJ's DJ". En tout cas, sur ce fabric 89, le boss de Running Back nous fait comprendre dans un mix long en bouche pourquoi il est résident dans les deux places fortes du clubbing allemand que sont le Panorama Bar et Robert Johnson. Le truc à Gerd Janson, ce sont les sélections house qui prennent le temps de se construire, les titres qu'on se bouffe dans leur quasi-intégralité, les transitions tout en finesse et, plus globalement, une musique qui opte pour la profondeur de champ et la démonstration de force tranquille.

Florian Kupfer - Unfinished

(Technicolour)

Plutôt habitué à travailler une matière rugueuse et âpre quand il pose sur un label comme L.I.E.S., Florian Kupfer sait aussi passer en mode petit chaton à l'occasion, comme le prouve ce second EP pour Technicolour, un imprint de Ninja Tune qui nous a habitué à de très bonnes choses récemment - et zou, un petit poke au frouze Nathan Melja et son No No No sorti plus tôt dans l'année. Sans vraiment abandonner son fond de commerce, Florian Kupfer s'en va parler aux amateurs de house un brin intello et expé, qui se sentent très à l'aise dans leurs jolis habits de babtous sensibles. Quatre titres plein de tendresse, qui puisent leur énergie dans des basses légèrement saturées et conquièrent définitivement nos cœurs avec des accroches mélodiques délicieusement retorses.

Vince Staples - Prima Donna

(Def Jam)

Déjà avant de balancer le double Summertime '06, Vince Staples avait mis quelques points sur le i avec un EP, le monstrueux Hell Can Wait. Bis repitita donc, avec un Prima Donna annonciateur du nouvel album de l'ancien membre du collectif Odd Future - dont il a bien fait de se distancier quand on voit la somme d'individualités qu'est devenu ce dernier. Déjà flamboyant lors de ses récentes apparitions (notamment sur l'album de Clams Casino avec le Scud "On Sight"), le natif de Long Beach enfonce le clou avec le marteau de Thor et continue de perfectionner son art en servant un hip-hop so(m)bre mais terriblement félin et agile, d'apparence classique mais qui en raconte finalement bien plus sur son époque qu'on ne pourrait le penser. Et si rien ne surprend vraiment sur Prima Donna, c'est surtout l'impression d'entendre Vince Staples passer un nouveau palier en termes de maîtrise et d'efficacité qui donne vraiment envie d'entendre la suite. Parce qu'on ne va pas se mentir, on est en chien comme jamais.

Japanese Breakfast - Psychopomp

(Dead Oceans)

Du chagrin peuvent naître de très belles choses. En tout cas, c'est ce qu'on se dit à l'écoute de Psychopomp, premier album de Japanese Breakfast dont l'origine remonte au décès d'un être cher. C'est en effet suite à la perte de sa mère que Michelle Zauner, unique maître à bord, compose et enregistre ces neuf perles dream pop ensorcelantes, qui marqueront très probablement un véritable tournant dans la carrière de l’Américaine. Certes, on vous en avait déjà un peu parlé il y a quelques mois auparavant. Néanmoins, l’album paru début avril outre-Atlantique n’est arrivé officiellement dans nos bacs que tout récemment grâce aux réseaux de distri de Dead Oceans, label texan qui s'est senti obligé de justifier son statut de maison de choix pour les belles musiques indie (Kevin Morby, The Tallest Mon Earth, Mitski, etc). Du coup, on en remet une petite couche histoire que vous ne passiez pas à côté de ce qui pourrait très légitiment s’imposer comme un de nos chouchous de 2016. Car, bien qu'on vous excuse volontiers de n'avoir jamais entendu parler de Michelle Zauner, on sera en revanche moins clément si vous ne daigniez pas prêter une oreille attentive à cet album qui fera très facilement son nid dans n'importe quel cœur un peu souffreteux.