Your Queen Is A Reptile

Sons Of Kemet

Impulse – 2018
par Nicolas F., le 4 avril 2018
7

Au crépuscule des fifties, de jeunes musiciens, au premier rang desquels les trublions Ornette Coleman et Cecil Taylor, viennent dynamiter le relatif confort jazzistique. Sous leur impulsion, un mouvement va naître, perdurer et vivre son apogée durant la bouillonnante décennie suivante. Cette révolution est en premier lieu musicale et le jazz qui a vendu une partie de son âme au soleil californien et s’est par trop conformé aux goûts des blancs va alors s’enorgueillir d’une nouvelle touche ultra avant-gardiste. Solos à rallonge, extase improvisatrice, dissonance, âpreté et construction quasi-anarchique des morceaux accouchent d’une esthétique singulière et radicale: celle du  free-jazz. Cette révolution n’est pas seulement artistique. Quand elle est incarnée par les maîtres de cette « New Thing » Archie Shepp (the Magic of Juju, Yasmina : A Black Woman), Max Roach (We insist) ou Charles Mingus (The Black Saint and the Sinner Lady), cette liberté prend un ton bien plus revendicatif et va au-delà du bouleversement harmonique ; la musique devient en effet l’expression absolue de leur fierté d’être Noir via un audacieux coup de pied au cul de l’Amérique puritaine. Par leur production, ces musiciens font écho aux sombres heures de la servitude et dénoncent surtout une ségrégation encore institutionnalisée à l’époque.

Un demi siècle plus tard, l’expression de cette souffrance apparaît plus que jamais d’actualité. Outre les habituels faits divers racistes, l’arrivée d’un nouveau président sous la bannière étoilée a ravivé les pires instincts xénophobes. A ce sujet, une anecdote va d’ailleurs nous amener au disque qui nous intéresse. C’est l’histoire d’une femme noire, esclave, née au mauvais endroit au mauvais moment: Harriet Tubman. Enfant puis jeune femme, elle va subir d’impitoyables traitements de la part de ses « propriétaires » avant de réussir à leur échapper pour devenir une des voix majeures de l’abolitionnisme durant de la Guerre de Sécession. Son nom est revenu dans l’actualité au cours du second mandat de Barack Obama où décision fut prise de lui rendre hommage en imprimant son visage sur les nouveaux billets de 20 dollars. Malheureusement, son successeur à la peau orange s’opposera fermement à cette décision et étouffera dans l’œuf cette initiative pourtant hautement symbolique. Face au péril que représente pour la diversité un esprit aussi étriqué et stupide que celui de Donald Trump, les Anglais de Sons of Kemet (comprendre « Fils de l’Afrique Noire ») entendent rappeler les combats que menèrent tant d’hommes et (surtout) de femmes pour atténuer les ravages de la discrimination. Neuf titres composent Your Queen is a Reptile. Tous évoquent autant de femmes remarquables: activiste, abolitionniste, membre du Mouvement pour les droits civiques, mythique cheffe de guerre de l’empire Ashanti, reine des Marrons jamaïcains, militante anti-apartheid... Parmi ces neuf femmes mises en lumière, on retrouve notre jeune esclave affranchie, Harriet Tubman qui est en substance l’incarnation de cet album romanesque, universel, plein de symbole et par-dessus tout féministe.

Sons of Kemet, c’est d’abord l’excellent saxophoniste Shabaka Hutchings (sans ses Ancestors) qu’on ne présente plus depuis son extraordinaire recueil de jazz spirituel à forte teneur ethnique, Wisdom of Elders. Sorti il y a deux ans, le disque ressuscitait merveilleusement les fantômes de Miles Davis et John Coltrane mâtinés aux riches sonorités et rythmes tribaux sud-africains. L’homme aux multiples side-projects s’adjoint cette fois les services d’un tubiste, d’une poignée de percussionnistes et parfois d’autres souffleurs pour réaliser Your Queen is a Reptile. Après deux premiers albums convaincants pour Naim Jazz Records (Burn et Lest we forget what we came here to do), c’est au mythique label Impulse que revient l’honneur réciproque de sortir ce troisième opus des Sons of Kemet.

Autour d’un ou plusieurs frontmen (trompettiste, guitariste, pianiste...), le jazz s’interprète classiquement avec une rythmique composée d’au moins un batteur et un bassiste. Ce sont eux qui instillent rythme et tempo. L’exploit des Sons of Kemet est justement de se priver de bassiste mais de réussir malgré cela à insuffler un réjouissant groove. Sur « My Queen is Harriet Tubman », « My Queen is Doreen Lawrence » ou « My Queen is Anna Julia Cooper », c’est le tuba qui réussit la prouesse de faire vibrer nos tympans à la manière d’une grosse basse bien ronde suivant les déambulations du saxophone. Pour ces titres précis, la recette fonctionne à merveille. Inutile de dire qu’Hutchings est impressionnant techniquement tout au long du disque et quel que soit le registre lent ou plus aventureux quand son jeu se fait plus véhément et lorgne vers le free-jazz des Gloires précitées. A l’instar de sa magnifique pochette, Your Queen is a Reptile évoque évidemment Mother Africa par ses cadences percussives. Il est également traversé des rythmes caribéens chers à Shabaka, originaire de la Barbade. Le récital s’apparenterait même parfois à un orchestre balkanique par son addition gargantuesque de cuivres. Autant dire que le dépaysement est assuré. La production est pour sa part très actuelle et clairement estampillée UK et donne une touche paradoxale à un ensemble à la fois suranné et terriblement moderne. Fidèle à ses habitudes, Shabaka convie également des voix. Sur « My Queen is Ada Eastman » et « ...Doreen Lawrence » c’est Joshua Idehen qui déverse son flow quelque part entre Malcolm X et un prêcheur pentecôtiste sous LSD. Le toaster Congo Natty complète le casting et vient poser sa voix sur le dub « ...Mamie Phipps Clarke ».

Mais ce qui prédomine au long de ces neuf titres, c’est cette spiritualité qui atteint son paroxysme sur l’extatique « ... Nanny of the Maroons ». C’est cette notion même qui rend ce disque si difficile à juger car par définition, la perception de la spiritualité est immatérielle, intime et donc propre à chaque auditeur. Pour peu que l’on veuille voir au-delà de la musique, l’écoute de ce disque pourrait chez certains éveiller de nouvelles perceptions. A contrario et plus prosaïquement, le tuba peut aussi fatiguer à la longue et son omniprésence écrase souvent l’élément essentiel du discours, le saxophone. Plus largement, la densité déployée ici et son exubérant air de fanfare peuvent parfois indisposer. A l’image du free jazz dont il est une incarnation contemporaine et affable, Your Queen is a Reptile pourrait donc bien effrayer certains auditeurs profanes. Les autres se paieront un voyage euphorisant dans les tréfonds de l’âme noire.

Le goût des autres :