Ghosteen

Nick Cave & The Bad Seeds

Ghosteen Ltd. – 2019
par Albin, le 15 octobre 2019
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Écrire sur Nick Cave en 2019 est une démarche extrêmement périlleuse, parce qu’elle implique de se confronter à un double totem d’immunité. D’un côté, le grand Australien se dresse sur une carrière faite de hauts et de bas certes, mais dont émerge une indiscutable liste de chefs-d’œuvre. Au hasard : l’album culte Henry’s Dream, son premier roman époustouflant et trop méconnu Et l’Âne vit l’Ange, la BO country-drone-gothique de The Proposition avec le fidèle Warren Ellis. Même le récent Push The Sky Away, et le second degré assumé du film auto-hagiographique 20,000 Days on Earth qui l’a suivi, contiennent suffisamment de traits de génie pour entrer au Panthéon. De l’autre côté : plus personne n’ignore que la vie de Nick Cave s’est subitement brisée un jour de 2015, lorsque son fils de 15 ans a perdu la vie en chutant d’une falaise près de Brighton. Or, si tirer sur l’ambulance est indécent, qui oserait dégainer sur un corbillard ?

C’est donc profondément meurtri que Nick Cave avait commis Skeleton Tree en 2016, album entièrement articulé autour des thématiques de la douleur et du deuil. À l’époque, même si mes collègues l’avaient encensé, je m’étais bien gardé, par respect pour la famille du défunt, de commenter tout haut un disque qui ne m’avait inspiré qu’une profonde gêne. Derrière le flot d’éloges autour de Skeleton Tree se posait pourtant une question fondamentale que peu ont réellement osé aborder : le pire drame qui soit pour un être humain – la perte d’un être cher – doit-il forcément enfanter une œuvre intouchable ? L’empathie, absolument nécessaire, doit-elle prendre le pas sur notre sens critique ?

Étais-je devenu à ce point insensible ? Là où le monde criait au génie de Skeleton Tree, je n’ai entendu que gémissements insupportables. Compréhensibles, bien sûr, mais non moins insupportables. Pourquoi donc ? Parce qu’il me semblait qu’on me forçait à m’infliger le spectacle désolant d’un homme au sol, déballant son chagrin infini sur un corps sans vie, mais encore tiède, sans la moindre pudeur. J’ai essayé de comprendre, j’ai éprouvé de la compassion, mais une seule réaction s’est imposée à moi face à ce déluge larmoyant : détourner le regard. Une réaction totalement contraire aux us et coutumes de notre époque où l’on peut se joindre à une dizaine de deuils quotidiens sur les réseaux sociaux, à coup de « RIP petit ange parti trop tôt », histoire de trouver un semblant de sens à des vies sans intérêt, quitte à s’approprier par écrans interposés les souffrances de parfaits inconnus.

Se taire, fermer les yeux, laisser aux proches le temps de faire leur deuil et mettre cet album dégoulinant de pathos sur le compte d’une souffrance encore trop immédiate.

Or, voilà qu’en 2019, Nick Cave remet le couvert avec Ghosteen, nouvelle manifestation impudique d’une plaie qui ne cicatrisera jamais. Dès le premier refrain, le malaise de Skeleton Tree ressurgit au grand galop. Sur des nappes de synthé, l’homme épanche sa douleur sans aucune retenue. Tant au niveau des tonalités, des mélodies ou des textes, le plus célèbre des ex de PJ Harvey déverse sur ce nouvel album son mal-être par citernes entières et c’est carrément pénible. Pénible comme se retrouver enfermé dans le crématorium, au moment où l’employé des pompes funèbres invite le public à quitter les lieux pour laisser la famille se recueillir une dernière fois sur la dépouille du défunt.

Du coup je m’interroge face au nouveau torrent d’éloges unanimes que déclenche ce disque. Comment peut-on éprouver le moindre plaisir à l’écoute d’une succession de complaintes écrites à l’encre d’une douleur indicible ? N’est-ce pas précisément parce qu’elle est indicible que ces nouveaux textes de Nick Cave ont quelques relents… comment dire… puérils ? Faut-il s’émerveiller sur des métaphores aussi peu subtiles que celles de l’arbre duquel s’envolent les oiseaux, de l’enfant prêt à prendre la route la valise sous le bras ou des photons que libère une étoile qui s’éteint ? Sérieusement ? Pourtant, si on devait traduire les textes de Ghosteen, on obtiendrait à peu de choses près « Vole » de Céline Dion, tube certifié 100% pures larmes et titre numéro un sur la playlist de tout funérarium qui se respecte. Génie aussi ?

Finalement, Ghosteen n’est-il pas révélateur du profond et indécent voyeurisme qui anime aujourd’hui nos comportements ? Face à tout être humain irrémédiablement meurtri dans sa chair, au point d’en perdre ses moyens sur deux albums consécutifs, faut-il applaudir la mise en scène macabre, saluer le courage, partager la douleur ? Ou tout simplement foutre la paix à Nick Cave une bonne fois pour toutes et lui laisser le temps de se relever, si le cœur lui en dit ?

Le goût des autres :