Tévennec

Molécule

Mille Feuilles – 2022
par Adrien , le 2 mars 2022
8

Les gardiens de phare avaient coutume d’appeler « paradis » un phare côtier, « purgatoire » un phare situé sur une île proche et « enfer » celui situé sur un rocher en pleine mer, nécessitant de rester isolé pendant plusieurs semaines. C’est donc quelque part entre le purgatoire et l’enfer, sur le phare de Tévennec, à la pointe occidentale de la Bretagne, que Romain De La Haye alias Molécule a été hélitreuillé en mai 2021 pour y composer son nouveau projet. Une résidence de cinq jours face au large, marquée par le poids du lieu : une maison en forme d’église balayée par les embruns, construite en 1875, inhabitée depuis 1910, et supposée hanté… et pas que par l’Ankou. Ambiance. 

Si elle rend toujours son travail aussi unique et intime, la démarche d’enregistrer en milieu hostile n’est pas nouvelle pour ce pionnier de la musique électronique nomade, qui a déjà embarqué dans un bateau-usine pour composer durant 34 jours sans escales dans l’Atlantique Nord, passé cinq semaines isolé dans un petit village de chasseurs inuits au Groenland, envoyé des surfeurs bardés de micros au cœur des vagues de plus de 20m de Nazaré, au Portugal, et installé 35 kilos de matériel à bord du monocoque du skipper Thomas Ruyant pour capter les moindres vibrations du bateau lors de sa course du Vendée Globe, en 2020.

Relativement confidentiel (une sortie sur vinyle uniquement, pressés à 500 exemplaires), Tévennec n’en demeure pas moins important dans la discographie de Molécule pour deux raisons.

Premièrement, parce que sa musique prend ici une dimension mystique, complètement à rebours de ce qu’il proposait jusqu’ici. Ne vous faites pas avoir par le gros kick techno et les basses acid de « 1875 », le track d’ouverture : tel le feu d’un naufrageur, le morceau n’est là que pour mieux vous faire échouer sur le rocher, qui vous aspirera dans une bulle hors du temps où nappes de synthés modulaires et textures spectrales répondent aux chaises qui crissent, au vent du large et aux vagues qui se brisent. 

Sur les 10 titres qui composent l’album, huit ne sont en effet composés que de sonorités ambiantes riches en enregistrements de terrain, pas même encadrées par une section rythmique. Résultat ? Un voyage immersif dans les ténèbres, tout juste entrecoupé par la techno acid de « Roche », morceau hanté qui pourrait très bien faire écho aux voix et hurlements entendus certaines nuits par les gardiens de la maison-phare. Une hallucination auditive produite par l'air s'échappant de failles dans la roche. 

Si Tévennec est important dans la discographie du Français, c’est aussi parce qu’il semble clore un chapitre dans les intentions du producteur, qui travaille actuellement sur son premier album studio avec la volonté de « ramener la danse et l’esprit de la fête au premier plan ». Exit donc la composition en conditions extrêmes, du moins pour un temps.   

Album concept audacieux, sombre et organique, Tévennec met fin à un arc électro migrateur en ramenant au premier plan ce qui a fait la spécificité de Molécule ces 10 dernières années : son art de l’enregistrement in situ centré sur l’écoute, celle qui nous fait nous sentir "ici et maintenant". 

Le goût des autres :
7 Ruben