Some Rap Songs

Earl Sweatshirt

Tan Cressida – 2018
par Émile, le 3 décembre 2018
7

Avec I don't like shit, I don't go outside en 2015, on a vu Earl Sweatshirt s'enfoncer un peu plus encore dans le cyclone de la dépression et le « suicide commercial ». Si on le voyait à l'époque se faire bousculer les épaules dans sa marche à contre-courant, aujourd'hui il est carrément seul derrière tout le monde. Abandonné ? Pas tellement. Plutôt comme un ascète rejetant volontairement l'intégralité d'un monde, le désormais moins jeune Thebe Neruda Kgositsile endosse le costume du doigt d'honneur géant envoyé à l'univers du hip-hop et de la musique. Bien évidemment la trap, l'autotune et tout l'attirail du « Lil' quelque chose » sont dégagés hors du champ de vision, mais aussi, plus fondamentalement, les concepts de morceau et d'album. Pour un retour à la musique attendu depuis plus de trois ans, n'avoir aucun morceau de plus de 2 minutes à proposer dans un apparent manque de cohérence noté dans un titre digne d'une mauvaise compilation hip-hop de 1992 et donner la sensation d'écouter la playlist d'un psychotique jouant avec un poste radio, c'est la déception assurée. Mode d'emploi pour ne pas être déçu par un album en réalité étonnant.

Ce qu'interroge Some Rap Songs, c'est déjà notre rapport étonnamment normé à la musique. On l'écoute comme on achète de la peinture, en espérant avoir 33% offert, un titre inédit et une brosse à chiotte en cadeau. Qui reprocherait à un sculpteur de travailler sur des sculptures de 30 centimètres au lieu de travailler sur des machins de 10 mètres de haut ? Alors oui, Earl Sweatshirt a balancé un album de 24 minutes. Mais ce qu'il y a à apprécier dans cet album, c'est la notion de totalité qui s'en échappe, pas celle de quantité. C'est pour cela qu'on aime bien écouter un album de trois quarts d'heure plutôt qu'un best of mal géré de deux heures, parce qu'on s'intéresse au concept de structure d'ensemble, et pas à un amoncellement de musiques. Posons-nous donc cette question-là : le nouveau Earl Sweatshirt est-il trop court pour pouvoir former une unité cohérente et pertinente ? Clairement pas. L'album est riche, surprenant, fractal même. Les morceaux se répondent dans les rythmes breakés, les samples inachevés et, à l'intérieur de chacune des pièces, les nombreux changements d'atmosphère transpirent une écoute étonnamment psychédélique. Si bien qu'au lieu d'y voir un travail bâclé, on a envie d'y voir un travail d'orfèvre. Quel besoin de faire de la longueur quand on met autant d'intensité sur quelques secondes ? Les boucles ne se répètent jamais plus de fois que besoin, et chaque track contient autant de morceaux qu'il y a eu d'élans inspirés à son origine. On ira même plus loin : Some Rap Songs joue avec la notion de totalité, nous la faisant apercevoir avec précision dans un microscope, comme amoindrie, malade d'une précise maladie, comme un harmonieux tremblement.

Mais la musique d'Earl Sweatshirt n'est-elle pas trop old school, déconnectée et passéiste ? Que nenni. Sweatshirt joue avec le sample comme un motif mémoriel, des vignettes disséminées et déstructurées. Et si on a parfois l'impression d'écouter du ODB, comme sur « The Bends », c'est simplement pour nous déphaser. Parce que lui est déphasé, à rebours, et qu'il n'y a pas de meilleur moyen pour nous le faire comprendre que de nous transporter dans un monde qui n'existe plus, mais qui en réalité n'a jamais existé. Il suffit d'écouter l'instrumental de « Loosie » pour s'en rendre compte. L'aspect old school est un leurre dissimulant la tension hypnagogique qui réside dans son rapport à la musique. Des pastilles vides, remplies par un malaise et une nostalgie bien présentes. Si Earl Sweatshirt était old school, il se goinfrerait de vieux beats des 90's pendant de longues minutes. Ici, il passe d'un son à l'autre dans un sublime dépit.

Some Rap Songs est l'album d'un fou, tournant frénétiquement le bouton de la fréquence radiophonique à la recherche d'un idéal qu'il ne trouve que dans ce mouvement même. Alors, c'est certain, on ne danse pas, on ne construit pas de discours, on fait simplement face à la reproduction sonore d'une âme tourmentée à la recherche de solutions.

Le goût des autres :