Protean Threat

Osees

Castle Face Records – 2020
par Pierre, le 12 octobre 2020
7

On pourrait railler les changements de noms incessants du groupe de John Dwyer, y déceler une fragmentation de l’unité psychique du grand sorcier de Frisco, un cache-misère marketing visant à déplacer la focale et détourner l’attention d’une inspiration tarissante, ou tout bêtement s’en battre purement et simplement les gonades. Pourtant, s’évertuer à interpréter ce polymorphisme sémantique, fût-il imprégné d’une signification jusqu’alors indéchiffrable, reviendrait à nier au grand héraut garage le monopole de son œuvre. Car il semble bel et bien que l’Américain, unique maître à bord de la supermachine Osees, détienne seul la pierre de Rosette permettant de déchiffrer les arcanes d’une œuvre colossale, riche de désormais 23 albums.

En effet, pour n’importe qui se frayant un chemin à travers l’existence empêtré dans ses algorithmes et ses rencards Tinder infructueux, John Dwyer ne peut apparaître que comme un iconoclaste. Un homme paradoxal, qui, s’il semble s’être extrait de nos temporalités propres à gangréner les santés en se ré-appropriant le temps, propose pourtant une oeuvre empressée, où le temps semble lui-même se courir après, et dont le rythme de production ferait pâlir de jalousie jusqu’au dernier épigone stalinien. Bref, il suffit de voir à quelle hauteur l’Américain sangle sa guitare pour comprendre que Dwyer n’a pas une seconde à perdre, alors même que celui-ci semble en détenir plus que n’importe qui. 

Les mauvaises langues et les parfaits connards - qu’on salue au passage - brandiront sans surprise l’apparente simplicité du torrent musical que nous délivrent les Osees pour objecter qu’il n’y a rien de bien sorcier dans la composition du rock garage. C’est oublier un peu vite la propension métronomique du groupe et sa capacité à produire une musique millimétrée, ultra-carrée ; c’est oublier également la quantité hallucinante de mélodies, riffs de guitare, de lignes de basses, et de fûts tabassés qu’ont commis les Californiens. C’est finalement témoigner de son impuissance face au temps que de considérer chaque album du groupe comme un événement ponctuel dans son fil d’actualité et non comme la continuité d’une œuvre au sens large. 

Voilà donc peut-être le grand message de Dwyer, auquel Protean Threat peut revendiquer fièrement son appartenance : tout est affaire de temps. En surexploitant les capacités qu’offre le métronome et en proposant à un rythme vertigineux une œuvre hyperactive faisant blêmir d’inquiétude la Fédération Française de Cardiologie, Dwyer paraît exacerber notre rapport pathologique au temps, et la fuite en avant de celui-ci. Peut-être comprendra-t-on un jour alors le travail de sape du grand prédicateur comme une invitation à interroger notre conception et notre habitation du temps, nous qui n’en disposons même pas suffisamment pour écouter toute sa discographie.