A Skeleton

Ben Shemie

Hands In The Dark – 2019
par Émile, le 25 février 2019
8

L'album de Ben Shemie sentait le bon coup depuis le début. Il faut dire qu'on apprécie particulièrement la sagesse du type qui, malgré le succès de son groupe, ne saute pas immédiatement sur l'occasion pour se construire une carrière solo. C'est comme s'il avait découvert, en venant poser quelques mots sur le dernier album de Chloé, qu'il était possible de faire de la musique sans Joseph Yarmush, Max Henry et Liam O'Neill, les trois autres angles du carré canadien Suuns. Sans précipitation donc, mais en sachant saisir l'opportunité, Ben Shemie a sorti son album dans le creux qui a succédé à celui de son groupe, l'excellent Felt.

Et bonne nouvelle pour les fans de Suuns, A Skeleton est à la fois un vrai prolongement des tendances dans lesquelles court le groupe ces dernières années et une entreprise proprement personnelle. On aimerait plutôt dire qu'il s'inspire de la partie la plus pop de ce qu'on avait pu entendre sur leur dernier album. Une pop discrète, intelligente et vacillante, mais une pop assumée.

Par la voix déjà, en sortant un album à son nom en tant que chanteur. On est bien évidemment très loin de l'album de variété, mais le plaisir pop du chant est bien plus présent sur A Skeleton que sur les albums de Suuns. L'utilisation de son désormais traditionnel vocoder est amoindrie, les mélodies sont plus aventureuses, et on osera affirmer qu'en comparaison des albums du groupe, ici la voix n'est pas un instrument parmi d'autres - c'est ce que laissait d'ailleurs présager le single « A Skeleton ». Par sa voix, Ben Shemie surplombe l'ensemble des morceaux, le dessine, et traduit ce reste d'humanité que l'on voit poindre sous les décombres de la société robotique et aseptisée qui est décrite dans l'album. Mirage pop, mais aussi dernier lambeau de chair sur un squelette déshumanisé, le chant doit être considéré ici comme la clef de voûte de sa musique. En témoigne, par exemple, la douceur dans laquelle le vocoder semble s'estomper lorsque le corps respire à nouveau – ou se meurt enfin – dans le dernier morceau de l'album, « Do Do Do ».

Le travail des parties instrumentales rend lui aussi hommage à ce discours sur la technique et à cette pop psychédélique. De véritables éclaircies mélodiques se repèrent dans la froideur de son univers, et sur les os du squelette apparaît par moment, comme pour nous rassurer, une lueur organique sur un mode majeur. On appréciera également la simplicité de ces parties instrumentales, qui conservent une familiarité, sinon avec la musique de son groupe, du moins avec l'idée d'une musique faite en groupe, Ben Shemie faisant rarement exploser le nombre de pistes sur ses morceaux. L'occasion aussi pour nous de mettre en avant l'ingéniosité dont il fait preuve avec un spectre de sonorités riche, mais pas si étendu qu'on pourrait le penser.

Album de pop donc, mais d'une pop extrêmement travaillée, intégrée à un discours esthétique et à un ensemble de motifs qui se répondent dans ce qu'on aurait presque envie d'appeler une musique conceptualisée. Car c'est un travail proche de l'expérimentation qui a été fait par Shemie en compagnie de Dave Smith aux studios Breakglass : pas de retouches, des morceaux enregistrés d'un seul bloc, avec une vraie volonté de faire une musique qui sonne très digitale mais qui est profondément vivante. Dans A Skeleton, le bug, l'erreur, l'heureux hasard, tout doit avoir sa place, car il est question de redonner à ce squelette toutes les chances de renouer avec la matière organique. 

Projet cohérent, mais complètement émancipé de la dernière décennie passée en compagnie de Suuns, A Skeleton est un petit joyau de pop sci-fi et de psychédélismes positifs qui fait plus que jamais de Ben Shemie un artiste majeur pour les musiques actuelles.