Night Time, My Time

Sky Ferreira

Capitol – 2013
par David V, le 4 novembre 2013
7

Aveuglés par les lumières réfléchies des milliers de paillettes dont est couverte la vedette qui tournoie sur la piste, les spectateurs peuvent difficilement discerner une étrange présence sur le côté de la scène. Dans la pénombre des coulisses, voilà qu'on distingue une lumière calme, circulaire et rougeoyante qui croît et décroît en intensité au rythme d'une respiration. Cette lumière de coucher de soleil cubain est suffisante pour éclairer, entre quelques volutes de fumée, un visage percé par un regard d'acier. Et un sourire, un sourire qui tire ce visage pour lui donner des traits d'apaisement. Discret, humble, mesuré, respectueux. Le sourire du travail bien fait, de la satisfaction honnête après l'accomplissement d'une mission. Ce projet musical qui triomphe sous les projecteurs, il en est l'artisan silencieux. Quand sonne l'heure glorieuse de l'unisson dans le public, il rentre chez lui sans bravos, sans cris de foule, sans applaudissements, sans lettres d'amour de fans en délire, sans articles dithyrambiques dans la presse. Il rentre seul avec pour unique compagnon ce cigare incandescent, fidèle lueur de réconfort.

Voilà le sort du producteur, le vrai. Pas le gourou en nappes synthétiques et psychotropes du béton berlinois, encore moins le pantin simiesque qui cogne les gros pavés en caoutchouc de son sampleur MPC. Hommage à celui qui est en charge de concevoir le produit musical, mettre en place l'usinage, procéder aux contrôles qualité, s'assurer de la bonne communication et distribution de l'ouvrage sur les marchés du monde. Parce que quand il s'agit du premier album de Sky Ferreira, c'est à lui qu'il faut penser. Sujet de toutes les railleries, réceptacle de tous les crachats, de tous les reproches, on l'appelle aussi parfois directeur artistique, A&R ou gestionnaire de talents. On préferera le nommer affecteusement Monsieur Groscigare. Admirable Mr. Groscigare qui se bat en solitaire, parce que malgré toute l'importance du réseau, du téléphone collé à l'oreille, du copinage, des dîners en ville et des sauteries en campagne, des miles collectionnés plus de quatre fois par semaine, des ribambelles de pognes à serrer toujours affectueusement, du lèche-cultage, il n'y a que lui et du travail, encore et encore, en ne mouftant jamais un mot, en n'ayant jamais l'indécence crasse de pleurnicher dans les bras d'un journaliste.

Elle est finie cette époque bénie où l'artiste écoutait les instructions avec les bras croisés et le doigt sur la bouche pendant que Groscigare l'emmenait tranquillement faire le tour des programmateurs radio pour convaincre, à renfort d'enveloppes épaisses et de battes de baseball. Aujourd'hui le travail consiste à s'occuper de morveuses comme Ferreira qui, dès 16 ans, discutaille, rechigne, geint son mécontentement alors qu'on se saigne pour elle, qu'on lui donne l'occasion de faire ses classes avec des maîtres (le single "One" avec Bloodshy). Des plaintes et des jacassements même quand tous les efforts sont consentis et qu'on la ballade sur les podiums des grandes machines de la mode (Calvin Klein) pour se faire ensuite tirer le portrait par ce putain de Terry Richardson.

Il a fallu l'immense magnanimité d'un père de l'industrie (dans le cas qui nous occupe le vrai nom de Groscigare est Dan McCarroll) pour lui calmer ses nerfs, lui faire fermer son claque-merde à la petite, devant son succès mitigé. Retour à la planche à dessin pour redéfinir un plan de carrière à cette sotte qui laissée à elle-même aurait juste pu finir demoiselle de compagnie légère dans des bars à bières bio de Brooklyn. Sky Ferreira veut être plus indépendante et en même temps vendre des disques par camions. Plus introvertie et parfaitement pupute. Groscigare lui prépare une rampe de lancement en or massif: oeillades chez Pitchfork, pochette par Gaspar Noé (indie + paire de nénés = banco), mise en son par le roi de l'usurpation (même dans un film à dix mille rôles de Cecil B. DeMille, Ariel Rechtshaid ne pourrait en obtenir qu'un seul : celui du serpent). L'album est enfin là, Night Time, My Time est un magnifique travail qui répond à toutes les attentes du public et à tous les caprices de la chanteuse qui a aujourd'hui 21 ans. Des claviers et des guitares en parfaite phase ("24h" et "Nobody Asked Me") qui se balancent pour tantôt jouer l'assurance de la jeunesse ("I Will"), tantôt le désespoir moderne ("Night Time, My Time"). Nous voulions un tube ? Groscigare a trouvé "You're Not the One". Elle gémissait pour un hymne ? Groscigare a pensé à "I Blame Myself". De la pop merveilleuse, comme une synthèse entre la bande sonore d'un film de John Hughes et celle de Drive.

Seul un homme de belle trempe peut se sacrifier pendant des années à palper des nichons trop fermes, donner des coups de pied dans des culs fainéants et écouter des paquets de merde pour dénicher une perle de temps à autre. Supporter le tout en y ajoutant cinq ans de crise d'adolescente hystérique et cela tient du saint martyr. Alors que le résultat est un album de pop tellement délicieux qu'on peut oublier sans problème le nom écrit sur la pochette, il ne reste plus qu'à lever les yeux au ciel et crier bien fort toute notre gratitude : merci mille fois Monsieur Groscigare !

Le goût des autres :
5 Maxime