Malignant Worthlessness
Pissgrave

Il y a dix ans presque jour pour jour je chroniquais Suicide Euphoria, premier album de Pissgrave. Pour l’évoquer, je parlais abondamment de sperme, de sang et de merde. Je ne regrette pas une seule ligne de cette chronique, et si ma conscience professionnelle (quoique bénévole) n’était pas aussi haute, j’aurais probablement pu répliquer ici au mot près ce qui en faisait le cœur. Pourtant, dix ans plus tard, ce troisième album des Américains sonne dans mes oreilles comme quelque chose d’autre. Avant que vous ne quittiez cette page, je dois donc immédiatement rassurer sur le fait que Malignant Worthlessness reste du Pissgrave pur jus : du death metal gore, grind et absolument outrancier. Sauf que, nous le savons maintenant, ce troisième album est le dernier d’une trilogie entamée en 2015 - qui aura vu naître également le très bon Posthumous Humiliation entre les deux - et que ce départ laisse un goût étrange dans la bouche. Et une fois n’est pas coutume avec le groupe, ce n’est pas un goût de merde.
Pissgrave repartira comme il est venu, dans un mélange d’ouroboros sonique total et d’anonymat tout relatif. Une étoile filante qu’on a d’abord limité à sa folie picturale. De ses pochettes vomitives à sa production négligée, on ne peut penser cette discographie en dehors de son rapport premier au dégueulasse. Comme si le but était de faire le tri, de ne garder dans son cercle que ceux capables de dépasser la nausée pour se concentrer sur ce qui fait, à mon sens, le suc véritable de cette formation, à savoir son rapport à l’extrême. Pissgrave savait que son règne ne durerait qu’une décennie, et pourtant les Américains ont décidé d’y aller par le flanc le plus escarpé du death metal. Jusqu’où faut-il aller dans ses ressources pour proposer une ligne si dure, pour confronter son corps et son esprit à des réalités musicales si intenses et exigeantes ? Il n’y avait statistiquement presque aucune chance pour que Pissgrave laisse une quelconque trace définitive dans l’underground du metal extrême en si peu de temps et avec une démarche aussi cryptique. Pourtant, on est dix ans plus tard et Malignant Worthlessness sonne déjà comme le disque de l’année, voire bien plus.
Cet adieu est une fois de plus un bloc. De haine, d’extrémisme et de génie violenté. Trente minutes d’une folie death metal incroyablement matérialiste, terre-à-terre et parfaite de son écriture. On est évidemment sous le choc devant une telle avalanche de riffs assassins, génialement old-school (mais ça quelque part on s’en fout un peu) mais surtout écrit avec une méchanceté malaisante et un rapport à l’efficacité qui rappelle que Pissgrave est là pour marquer son passage de manière définitive. Ici, il n’y en a jamais assez : Malignant Worthlessness fait tournoyer l’enfer autour de sa musique à des niveaux d’intensité qui retournent le bide et, arrivé aux pics de séquences musicales trop hautes, quand tout semble perdu, remet encore et toujours une tartine de sauce pour le patron.
Il y a dans ces deux voix, si horriblement pitchées - à la frontière du démoniaque, de l’humain et du totalement bestial – tellement de haine et d’envie de crever qu’on quitte simplement le dégueulasse pour de la colère pure, du rejet de soi presque métaphysique. À ce stade, et sans y toucher stylistiquement, Pissgrave est plus triste que tous les disques de funeral doom de ta discographie réunis, plus hardcore que tous les concerts en cave auxquels tu as pu assister et plus nihiliste dans sa vitesse que toute la scène grindcore placée en rangs d’oignons. Pissgrave, dans sa forme finale, abandonne tout et impose sa vision totale des musiques extrêmes. Il n’est plus l’idée de la violence et de la mort, il en est le substrat visqueux, le résidu de sa lente émulsion, cuite et recuite dans la même casserole. Tout ce qui n’est pas essentiel s’en est désormais échappé, et il ne reste dans le fond qu’une mélasse faite de soufre, de sel et d’acide.
Dans une de ses rares interviews, Pissgrave disait faire du death métal basé sur la réalité de la mort, qu’il n’y avait rien de fantasmé. C’est peut-être dans ce rapport intime avec l’extrême que les Américains finissent de briller, jusqu’à ne jamais être copié. Car personne ne semble en vérité capable de les suivre sur ce terrain (dans un autre registre, Portal, sûrement). À une époque où des milliers de groupes de death métal tentent à tout prix de se monter un semblant de carrière en singeant les dix mêmes groupes légendaires, il aura fallu seulement trois albums et dix ans d’activité à Pissgrave pour scarifier le métal extrême de son nom. Adieu donc les amis, et si votre trilogie prendra le temps qu’il faut pour marquer le grand continuum espace-temps de la galaxie métal, Malignant Worthlessness semble déjà apparaître comme le pic death métal de cette année en cours. Proprement hallucinant.