Descendants Of Cain

Ka

Iron Works Records – 2020
par Aurélien, le 15 juin 2020
8

Dans la musique, il y a les compétiteurs, les superhéros. Ceux pour qui, à un moment, ça va mal tourner, puisque personne n’est fait pour régner éternellement. Et puis il y a les fantômes, ceux qui ont planté leur tente dans un gigantesque cimetière indien, et qui n'en sortent que pour satisfaire un vide artistique. Parmi ces sorciers d’un nouveau genre, il y a celui qu’on appelle Ka. Et Ka, il est très proche de Trevor Reznik dans The Machinist : depuis bientôt dix ans, il promène son flow d’insomniaque et sa voix monocorde sur des instrumentales squelettiques, dans des morceaux qui ressemblent parfois à des introductions avortées. Musicalement, rien ne semble totalement lancé et pourtant tout reste là, immobile, comme suspendu par des fils de nylon. Et c’est peut-être ça finalement, la grande force des disques de Ka : ce sentiment de regarder des ciels figés, cette musique anémique qui étouffe la notion de temps au point de ressembler à un labyrinthe aux contours mal finis.

Quand Ka sort Descendants of Cain début mai, avec sa pochette digne d'un disque de black metal, on n’a pas franchement envie d’en rajouter à l’humeur du moment, déjà bien sombre et anxiogène. Malgré son habillage, Descendants of Cain est bel et bien un disque de fin de printemps : il ne faut que quelques mesures pour se laisser doucement pénétrer par sa douce léthargie, et ses grooves statiques qui permettent d’apprécier tous les détails de cette folle fresque aux images bibliques. A l’instar de ses aînés, ce nouveau disque de Ka est une nouvelle expérience unique, qui s’extirpe des chapelles du rap pour ne répondre qu’à ses propres codes. Ainsi, une large partie du disque s’inscrit dans cet ADN zombie, où des samples taillés dans l’ambre brillent parfois par eux-mêmes, faisant l'impasse sur les parties tythmiques par peur d’offrir une musique trop carrée et régulière. Une esthétique qui fonctionne à merveille et permet au druide de Brooklyn de débiter son flow tout en imperfection, créant ce passionnant décalage et cet élan somnambule avec la prod. Consciente que cette entreprise ne saurait être pleinement pertinente si elle n’était pas d’une concision maladive, Descendants of Cain affiche trente minutes au compteur. Au disque aux longueurs coupables, il préfère l'invitation à se replonger dans ce rêve éveillé aux contours flous, et même à se noyer dans cette prose paraplégique, dans la pure tradition du rappeur new-yorkais, ici au sommet de son art.

À l’instar d’un Roc Marciano, Ka façonne une œuvre dense, cachée derrière une intention qu’il fait perdurer en la déclinant, disque après disque, et en la poussant à révéler à chaque fois de nouvelles couleurs. Si Ka est fidèle à l’essence du rap en tant que musique d’emprunts, il n’est nullement passéiste dans sa démarche et continue d’exploiter chaque recoin laissé libre par ses pairs, innovant en offrant une musique qui élève la léthargie au rang d’art, et propose une caisse de résonance pour ses psaumes à l’ivresse triste. Grand bien nous en fasse : Descendants of Cain est un disque qui exorcise les démons nocturnes, en retenant quelques précieuses minutes la lumière du jour dans un élan de guérison bienvenu en ces temps troublés. D’ailleurs, fermez les yeux au moment d’appuyer sur play : vous constaterez vite combien il n’est pas rare de croiser, à intervalles réguliers, de belles aurores boréales au milieu de ce déluge de noirceur.