Interview

Veence Hanao

par Tristan, le 17 juin 2013

Je retrouve Veence Hanao à deux pas de chez lui, à Bruxelles, attablé devant des mezzés dans un restaurant libanais. Entre une bouchée d'houmous, du taboulé et divers chaussons (merci d'avoir pris le nom Goûte Mes Disques au pied de la lettre), le rappeur m'éclaire sur son univers et porte un regard très lucide sur sa musique et le monde qui l'entoure. On n'en attendait pas moins de sa part. Nous commençons la discussion en revenant sur la chronique de son dernier album que nous avons publiée. Je lui demande donc si les inévitables comparaisons avec Fuzati l'énervent. C'est parti...

 

Veence Hanao: Quelque part c'est mieux ça que d'être rapproché d'un Rohff. C'est des choses que j'ai écoutées à un moment, que j'ai aimées donc qui m'ont peut-être aussi un peu influencées. On va dire qu'à un moment dans la recherche d'un autre rap les solutions étaient TTC, La Caution, le Klub des Loosers, les Svinkels, etc. Mais bon il y a quelques années déjà. Et malheureusement, plus récemment, je n'ai plus trouvé grand-chose qui m'excitait dans le rap français, ou alors vraiment l'ultra-caricature, que je vois plus comme un jeu. Donc moi un Booba par exemple je l'écoute, parce qu'il me fait marrer. On met ça en soirée, on rigole, on danse dessus et on connaît les punchlines et c'est très drôle! Y a rien à faire, le gars a quand même quelque chose de génial. Et puis l'avantage c'est qu'il n'a pas besoin de vivre des choses pendant trois ans pour faire un album, contrairement à moi. Donc voilà, Fuzati, lz Klub des Loosers, il y a quelque chose que j'aime bien dans la démarche. Après j'ai l'impression aussi qu'il y a un côté caustique, cynique qui parfois s'auto-satisfait, s'auto-suffit, et parfois j'ai envie qu'il y ait d'autres couches... Du coup j'écoute plus trop.

Goûte Mes Disques: Et Orelsan?

VH: Tu vas croire que je te ressors ta chronique mais moi justement je trouve qu'il a cette espèce de talent à dire les choses avec des mots d'enfants, une écriture très simple, très directe et qui fonctionne. Donc je dirais que c'est un bon auteur mais en ce qui me concerne je préfère un discours un peu plus indirect, un truc plus imagé, ou moins évident. Parce qu'il y a quand même un truc chez Orelsan, c'est qu'après le premier morceau t'as tout compris. Et donc tu parlais du sens de la formule et je trouve que c'était la bonne expression concernant Orelsan parce qu'il y a aussi un côté très populaire dans cette écriture, le fait de toucher tout le monde, d'aborder les thèmes que tout le monde aurait envie d'entendre parler. T'es obligé de te reconnaître dans « Suicide social ». Mais je respecte à fond ce mec parce que t'as l'impression que tout est fait dans une spontanéité et dans un naturel inattaquables. C'est lui-même, y a pas toute une manipulation ni une construction de personnage comme il peut y avoir dans le rap français. Y a quand même des mecs qui, depuis que Booba a percé, jouent à être Booba, là où Orelsan donne l'impression d'être le même gars dans la vie et dans les morceaux.

GMD: Par rapport à cette idée de toucher le plus grand nombre, comment te positionnes-tu face au succès? Qu'est-ce qui t'anime? La reconnaissance de tes pairs, du public?

VH: Il y a un truc qui est assez évident ici en Belgique: quand t'as l'impression que le truc décolle t'es vite ramené les pieds sur terre. Ici les choses se passent bien depuis quelques années pour moi mais c'est un très petit pays donc tu connais vite tout le monde. Il y a un aspect très familial dans le truc qui fait que tu relativises toute cette espèce de succès dont on parle. Et puis ça a toujours été plus un succès d'estime qu'un succès commercial parce que je vis de ma musique mais ce n'est pas la folie non plus. Ca fait deux-trois ans qu'on se penche sur le développement vers la France mais qu'on ne sait pas vraiment comment faire. Ca avance mais doucement donc je relativise et je sais de toute façon qu'avec la musique que je fais... C'est pas une musique grand public, j'ai tout à fait conscience de cet aspect « musique de niche », alors que c'est pas le but. C'est pas le but non plus d'être connu du plus grand nombre, je m'en fous, je fais la musique que j'aime et puis on verra bien. En tout cas une envie de reconnaissance publique n'altérera jamais la création, l'écriture. C'est plus dans la démarche de diffusion qu'on pourra penser à des choses pour toucher le plus grand nombre. C'est important de faire la scission entre les deux parce qu'il y a des mecs qui envisagent l'aspect grand public déjà pendant la phase de création et c'est très dommage.

GMD: Sans parler de viser les radios, est-ce que des fois tu te dis : « Je vais faire un refrain plus accrocheur »?

VH: Moi je suis pas vraiment refrain. Pareil pour les questions de format: il y a des morceaux de deux minutes, d'autres de six... Parfois je suis un peu frustré parce qu'il y a des morceaux qui, sans l'avoir calculé, pourraient passer en radio. Mais en Belgique, pour rentrer en radio... En France j'imagine qu'il y a un circuit alternatif qui permet quand même de tourner sur des radios. Ici les radios alternatives c'est un peu des blagues, sans vouloir cracher dans la soupe parce que je connais de gars qui font des émissions et qui les font bien, mais y a un peu tout et n'importe quoi. Sinon j'ai été invité dans des radios plus grand public mais de là à ce que le titre soit en playlist... Et ce que je trouve scandaleux c'est qu'il y a des quotas d'artistes locaux à respecter, que ce soit dans la Belgique francophone ou la Flandre, et je trouve que les médias francophones ne jouent pas le jeu. Donc ce serait encore pire de travailler des refrains pour être radiodiffusé et puis ne pas l'être! Dans le précédent album il y avait un peu plus de refrains plus catchy, « Les robots », « Manège », mais dans celui-là non.

GMD: Et pour revenir à ton écriture, si on te comparait à Houellebecq, tu trouverais ça légitime?

VH: Ca fait longtemps que je ne l'ai pas lu, mais c'est pareil que Fuzati, y a ce rejet de tout qui me gêne un peu. Mais j'ai beaucoup de sympathie pour ce genre de personnes. C'est très cliché mais c'est l'aspect un peu torturé du mec qui va bien quand ça va mal, qui s'abîme beaucoup, pour s'approcher artificiellement d'un truc qu'il pense plus vrai : passer par la destruction pour atteindre quelque chose de plus fragile, donc de plus sur la corde, donc de plus vrai. Moi j'écris surtout quand ça va pas, dans des phases de doute, de questionnement, donc forcément tu as toute une facette fragile qui est racontée.

GMD: Et justement, les questions de pudeur...?

VH: Ah moi je suis super impudique. Au moment de l'écriture je ne me pose jamais de questions, ça peut arriver que je sorte pas un titre parce que ça va un peu trop loin, ça peut impliquer des personnes, même si en général ça m'implique plus moi que les autres. Mais par exemple sur le disque y a deux phrases que j'ai coupées en petits bouts et que j'ai mises en reverse parce que c'est des trucs qui peuvent faire mal à mon entourage. Mais moi je m'en fous.

GMD: Et donc ces phrases tu les enregistres et après tu dis : « non.. »?

VH: Ouais c'est quelques jours après, le lendemain je suis encore relativement dans la sensibilité, dans l'émotion du moment où j'ai écrit. Si je l'ai dit c'est qu'il y a bien une raison, et c'est un argument que je me répète beaucoup : « voilà c'est sorti, ça devait sortir ». Après c'est vrai que je peux me rendre compte de la dureté de certains propos quand je les fais écouter à certains proches, et du coup au moment de les sortir je vais les triturer. Y avait déjà des passages comme ça dans Saint Idesbald (son premier album - NDR), des passages relatifs à l'absence du père et tout ça, je me disais que ouais, c'était un petit peu trop dur, mais encore une fois c'est jamais par rapport à moi.

GMD: C'est toi qui gère toute la composition et la production?

VH: Sur mes deux albums ouais, c'est moi qui fait toutes les prods, l'écriture, l'enregistrement, un prémix. Pour le vrai mix et le mastering j'ai bossé avec mon équipe habituelle, avec qui je bosse sur plusieurs projets.

 

GMD: C'est quoi la proportion compos/samples?

VH: Sur celui-ci y a plus de compos que de samples. « Sky dans la gueule » c'est un sample, « Chasse & pêche » pareil, dans « Mickey Mouse » l'accord de piano et les mêmes notes, mises en reverse pour créer une espèce de mouvement d'aller-retour, c'est un sample aussi. « Sky dans la gueule » c'est un truc que j'ai trouvé dans Mad Men. Y a pas vraiment de recette pour la composition. Parfois j'ai zéro matière. Je considère plus mes instruments comme des jouets que comme des instruments. J'ai des claviers tout pourris, je chante des mélodies dans mon dictaphone, je chipote et quand j'entends un truc qui me plaît plus ou moins je le fixe et on va dire que ce sont les premières boucles qui vont inspirer le thème, la façon dont je vais écrire, les premiers mots, et à partir de ce moment-là je fais des aller-retours entre la musique et le texte.

GMD: Donc j'imagine que t'as le squelette. Après comment fais-tu pour enrober le tout avec tout ce qui est bruitages, arrangements...?

VH: En général ça se fait sans calculs. Dans l'interlude « Il a même pas d'blague », t'entends un son de pluie, c'est super con mais j'étais rentré chez moi, il pleuvait tellement dehors, tu sais les averses où tu reprends une douche chez toi tellement tu te sens crade. J'ai commencé à faire le titre puis j'ai ouvert la porte du jardin, j'ai foutu mon micro devant, j'ai enregistré l'ambiance et j'ai trouvé le sample. Là y a pas de questionnement c'est naturel. Pour « Mickey Mouse » je suis plus allé sur des banques de sons chercher des sons d'enfants qui jouent. Ca participe à la construction cinématographique, j'ai envie que sans suivre le texte on puisse comprendre ce que je veux évoquer. Donc j'ai tendance à foutre plein de couches, ouais. Dans « Faut bien qu'ils brillent » j'ai enregistré une conversation que j'avais avec une meuf, parce que pour moi c'est important de laisser des traces de process, mais il faut pas que ce soit artificiel non plus. Ce morceau je l'ai écrit par rapport à la discussion que j'avais eu avec cette meuf et que j'avais enregistrée donc c'est important qu'elle s'y retrouve, il fallait que le déclencheur y soit. Dans Saint Idesbald j'avais mis des messages vocaux parce que je trouve ça super glauque en fait : ce sont des moments complètement morts, qui survivent. Mais j'aime bien ce qui est glauque.

GMD: Est-ce que tu penses qu'il y a une spécificité chez cette génération née après 1980, que tu décris?

VH: C'est super dur d'en parler parce qu'on n'a pas vécu les autres époques et on n'a pas le recul nécessaire. Mais y'a internet; on n'a pas vécu de guerre mais il y a une violence qui est omniprésente; il y a l'accès au porno; quand tu sors de tes études on te confronte au fait de devoir faire des choix qui vont conditionner le reste de ta vie, les études sont très ciblées... De toute cette pression découle un manque de rêve, et en plus on encourage pas spécialement les démarches alternatives et indépendantes. Le côté alimentaire du job prend toute la place. J'ai quand même l'impression que c'est une génération qui s'abîme beaucoup plus parce qu'elle cherche artificiellement des bulles d'air et se réalise dans les extrêmes. Je vois ça aussi parce que je me balade beaucoup la nuit, et je sais pas si c'est typique à Bruxelles mais y a plein de zombies, y a plein de gens qui deviennent dingues, enfin j'ai l'impression. Mais peut-être que si un mec sur son balcon me voit la nuit parler à mon dictaphone il pensera la même chose. Et puis c'est vrai qu'il y a une espèce de folie dans internet, enfin moi je suis mal placé pour en parler parce que je suis complètement victime des écrans. Et depuis 2-3 ans je bouffe des séries comme un animal. Avant j'aimais pas, avant les gens qui bouffaient des séries c'étaient des cons, maintenant je comprends. Donc du coup quelque chose de spécifique j'en sais rien et si c'est le cas je sais pas parce que de toute façon je suis dedans, et c'est important d'en parler en m'incluant dans le truc.

C'est là que l'enregistrement se termine, pour des raisons techniques. Ce n'est pas professionnel, je sais, honte sur moi. Mais nous avons continué à discuter malgré tout. Veence Hanao a alors évoqué son live, durant lequel il est accompagné de Rémi Zombek à la batterie et aux machines. Un live qui débute dans le noir et durant lequel il recrée cette ambiance sombre et intimiste qui le caractérise, à l'aide des balais jazz de son acolyte notamment.

A propos du rap à la bêtise outrancière, essentiellement américain, il dira que s'il y a quelque chose derrière la stupidité des paroles, si c'est drôle et que ça fait bouger la tête, il n'est pas contre. Il cite Tyler, the Creator dont le charisme et la voix permettent de passer outre ses conneries, quoiqu'il ne soit pas forcément le plus abruti de tous. Ce qui dérange le Bruxellois finalement, plus que la bêtise revendiquée, c'est celle qui se cache dans le rap « à textes », « les discours complotistes, les trucs sur les illuminati ». Que ceux qui se sentent visés lèvent la main. Il m'explique aussi sa position un peu inconfortable, lui qui n'est pas assez rappeur pour les rappeurs, et qui rappe trop pour les amateurs de chanson française. Cela ne l'empêche pas d'apprécier Philippe Katerine, Babx, ou le Benjamin Biolay d'avant La Superbe.

Et forcément, impossible de ne pas évoquer le rap belge, dont « l'identité a un peu disparu » selon lui. Il évoque positivement De Puta Madre, le premier groupe belge à avoir sorti un album en indépendant et Smimooz, un de ses membres, chez qui les productions sont « très dark ». Il cite également Gandhi et Scylla mais regrette qu'il n'y ait pas vraiment de rap « alternatif » en Belgique. Toutefois l'avantage du plat pays "c'est qu'il n'y a pas vraiment de marché, du coup il n'y a pas l'urgence de la réussite et quelque part ça rend le rap plus simple, plus brut, plus authentique ».