Interview

The Experimental Tropic Blues Band

par Duke, le 15 décembre 2011

Il est 18h, ce vendredi 25 novembre quand j'arrive devant cette énorme porte métallique bleue. Ne me voyant pas cogner du poing sur ce mur d'acier comme on claironne à la herse d'un château fort pour annoncer sa venue, je passe donc un coup de fil au manitou Jaune Orange. Au milieu de cette demi conversation parasitée de saturation, je perçois « Ok, je viens t'ouvrir ». L'entrée du Magasin 4 ressemble à une baraque en chantier et je trouve ça cool. À l'intérieur, mes chouchous de Magnetix font leur balance. Dirty Coq et Boogie Snake observent et Devil d'Inferno est au bar. C'est pour eux que je suis venu : pour ces trois gars à l'origine de l'album le plus rock 'n roll de la (grosse) scène belge depuis des millénaires. Avec ce boucan, impossible de bavarder. On file dans une pièce adjacente qui ressemble étrangement à un QG de scouts. Canapés usés et lits superposés, les joies du logement en commun.

Goûte Mes Disques : Alors les gars, j'ai d'abord envie de dire « Putain, enfin un album à la hauteur de vos représentations live ! »

Boogie Snake : C'est gentil... Je ne sais pas si c'est à la hauteur mais en tout cas, ça s'en rapproche.

GMD : Je trouve l'association avec Jon Spencer parfaite : il apporte sa touche tout en vous laissant garder votre identité. Mais n'est-ce pas un cadeau empoisonné ? Ne va-t-on pas chercher à vendre une production estampillée Jon Spencer avant d'essayer de promouvoir le dernier album des Tropic's  ?

BS : Non. Dans notre cas, absolument pas parce qu'on n'est pas sur de gros labels. Jaune Orange, ça reste sur la Wallonie. Maintenant, on a aussi un plan avec Excelsior pour les Pays-Bas. Mais non, pas du tout. Collaborer avec Spencer, c'était vraiment pour l'aventure humaine et artistique bien avant le nom, qui évidemment nous sert vachement aussi, parce que tout le monde veut en parler. C'est assez rare en Belgique de faire des trucs avec Jon Spencer. 
Dirty Coq : On a avant tout pris ça comme un délire personnel. Après, bien sûr, les deals sont arrivés, mais nous, on l'a fait d'abord pour nous. On a lâché le truc comme ça mais peut-être que d'autres gens voient l'aspect financier.
BS : Cela dit, Jon Spencer, ce n’est pas non plus la méga pub. Il faut être un aficionado pour connaître le Blues ExplosionHeavy Trash et tout ça. Il faut quand même avoir un minimum de culture musicale underground. Ce n'est pas si extraordinaire. Enfin si, pour de petits gars comme nous, oui. Mais ce n’est pas Jack White non plus.

GMD : Ceci dit, j'ai quand même remarqué que la sortie de ce dernier album était autrement plus couverte par les médias. Est-ce aussi une conséquence de la marque Jon Spencer ou plutôt d’un travail de couverture de la part de votre label  ?

DC : À mon avis, ça a eu une incidence parce que tu parles quand même de quelqu'un de connu dans un certain milieu musical. Je me mets à la place des gens et je me dis : « Tiens, y'a un groupe belge qui a fait un truc avec Jon Spencer ». Évidemment que je vais écouter. Et je pense que ça a eu cet effet-là sur la presse.
BS : Et puis, les États-Unis, c'est quand même les origines du rock.
DC : Ouais, on fantasme sur les États-Unis ici en Europe.

GMD : Votre apparition au SXSW Festival a aussi probablement dû contribuer à l'effet boule de neige...

BS : Ouais, sans oublier le Memphis in May Festival.
DC : Mais quoi qu'on fasse, on le fait toujours en regardant d'abord ce que ça peut nous apporter sur le plan humain. Parce que pour le SXSW, on n'avait pas de structure qui nous suivait derrière donc on y a été complètement à l'arrache. On a joué devant 10 ou 15 personnes dans des restos mexicains ou des trucs qui n'étaient pas de vraies salles de concert.

GMD : Mais l'expérience reste enrichissante pour vous ?

DC : Ouais voilà, c'est pour l'expérience personnelle qu'on fait ce genre de truc.
BS : Et puis il y a une vibe là-bas. À Austin et à New-York aussi, t'as ce truc qui te prend direct !

GMD : Et ce premier jour en studio devant votre idole, vous aviez finalement deux options. Soit vous vous pissiez dessus soit vous sortiez vos couilles.

BS : On était très timides, au début. Il ne va pas arriver et te dire comme ça : « Salut mec, je suis content que tu travailles avec moi ! ». Il y avait quand même une petite distance au début. Il nous a fallu deux ou trois jours et puis ça a commencé à rigoler, à feinter un peu, à se moquer les uns des autres. Un peu plus détendu, quoi.

GMD : Au vu du résultat, on sent quand même que la collaboration s'est déroulée dans de bonnes conditions.

DC : C'était quand même un peu déroutant pour nous parce qu'on enregistrait les morceaux et lui mettait en avant nos erreurs. Quand on se plantait ou quand on pétait une corde et que ça sonnait complètement faux, le mec disait : « C'est bon, c'est comme ça ! On garde celle-là. ». Et nous on se demandait : « Où je dois aller, quoi ? ».

GMD : Justement, vous n'aviez jamais envisagé cette façon de travailler auparavant ? Parce qu'il y a pas mal d'artistes et de producteurs qui fonctionnent comme ça, en revendiquant les défauts.

DC : Non, on n'avait jamais essayé ça auparavant parce qu’en Belgique, on a une manière de faire qui...

GMD : Qui vous impose un peu une démarche ?

DC : Non, on ne nous impose pas vraiment une démarche mais c’est en allant là-bas qu’on s’est rendu compte qu'il y avait moyen de travailler autrement.
BS : Tu veux faire un disque parfait, que ça joue bien du début à la fin, que le rythme soit bien calé et que tu ne chantes pas faux. Mais finalement, l'important, ce n'est pas ça. Il faut trouver l'essence de ce qu'on est.
DC : Et ça, on l'a compris en allant à New-York.
BS : Ça rejoint ce que tu disais à propos de l’énergie en live. Quand t'es en live, tu vas à l'essence de ce que tu es mais pas sur disque. Alors il faut trouver le moyen d'y arriver.
DC : En tout cas, ça a changé notre état d'esprit. Maintenant, je pense qu'on ne va faire que des disques comme celui-ci, des disques où l'on tente de donner ce qu'on a au plus profond de nous et tant pis si ça pète, si ça crache dans les baffles, peu importe. Y a un tas de groupes américains qui font comme ça et on les adore.
BS : Y a les Black Lips qui ont fait des trucs puants mais bourrés de charme.
DC : Ouais et puis même dans les années 80, Pussy Galore, pour en revenir à Jon Spencer, c'est carrément...
BS : ... Incroyable.
DC : Pour sonner, ça sonne.

GMD : J'ai l'impression que cette philosophie ne transpire pas vraiment chez nous de nos jours, contrairement à la France qui a une vraie scène garage. Je pense notamment aux Magnetix qui ouvrent pour vous aujourd'hui et aux autres artistes signés sur Born Bad Records.

BS : Ouais mais c'est rare quand même.
DC : Magnetix, c'est quand même une exception.
BS : La scène garage actuelle se dirige quand même souvent vers le son eighties et crampsien. Mais bon, je ne connais pas tous les groupes non plus.

GMD : Ce qui nous amène à parler de la scène rock belge. Votre avis, sans langue de bois, quel est-il ?

BS : Moi ça ne m'intéresse pas trop, je dois bien l'avouer. Même si je suis un grand fan d’Evil Superstars. Si je devais choisir un groupe belge qui a un peu tourné et qui a fait des trucs, ce serait celui-là. Je trouve ça vraiment excellent.

GMD : Ouais, mais tu dois bien avouer qu'on n’a pas une palette de groupes super large…

BS : Le truc, c'est que ça se dirige toujours vers une espèce de pop-rock ou de hard rock hollandais. Je ne trouve que ça très varié et c'est dommage. Ceci dit, il y a beaucoup de groupes belges de grande qualité. Quand je vais voir Zita Swoon, purée, c'est incroyable, il y a des musiciens exceptionnels. C'est trop bien !
DC : Mais ça ne te touche pas.
BS : Voilà, c'est ça. Du coup, on est moins dans l'émotion. Ce qu'on veut, quand on écoute de la musique, c'est ressentir quelque chose. Pas se branler. Même s'il y a des styles qui se prêtent particulièrement à la branlette. Je pense au jazz notamment. C'est une autre manière d'écouter la musique, je ne condamne pas mais j'aimerais qu'il y ait plus de groupes qui prennent une autre direction. Il y en a quand même qui le font : Le Prince Harry et Electric Ladies Blues, qui donnent dans les trucs bien crades. Et puis tous ceux que je ne connais pas.
DC : Il y a quand même pas mal de groupes wallons qui font de la musique pour passer sur Pure FM. C'est leur but, avant même d'enregistrer. « Il faut qu'on passe sur Pure FM  ! ». C'est quand même n'importe quoi. Parce que putain, ok, c'est écouté par beaucoup de gens. Tu vas aller jouer à Dour, tu vas faire ceci, tu vas faire cela mais tu ne vas rien faire finalement. Parce qu'une fois que t'auras fini de faire tes concerts à gauche et à droite en Wallonie et peut-être un peu dans le nord de la France, c'est terminé.

GMD : Ouais, on pense à tous ces groupes qui font la tournée des festivals gratuits pendant une saison.

DC : Ouais, voilà. Tu fais trente dates et puis t'as terminé. Nous en tout cas, on n'a jamais été dans cet esprit-là, à vouloir faire de la musique pour passer à la radio. On fait de la musique parce qu'on en a toujours eu besoin. Moi je peux le dire et l'affirmer, j'en ai besoin. J'ai besoin de hurler dans un micro comme d'autres vont faire du judo.
BS : Pour en revenir aux groupes belges, je pense que dans ce qui marche, il n y a pas grand chose qui nous intéresse. Maintenant, dans les petits groupes, y a quelques bons trucs. Je pense notamment aux Kerbcrawlers. Mais je ne veux pas jeter la pierre aux groupes belges.
DC : Il y a beaucoup de groupes pop en Belgique d’une certaine qualité. Ces groupes se défendent vraiment. Je pense à Piano Club, qui font aussi partie du collectif Jaune Orange, même si je n'apprécie pas à fond. Mais je dois admettre que la musique est vraiment bien faite.

GMD : Pour parler un peu plus précisément de l'album, sur Do It To Me, j'ai entendu du Suicide dans l'intro. Ça fait partie de vos références ou c'est une idée qui vous a été soufflée ?

BS : Le morceau était prévu comme ça dès le départ, avec cette boite à rythme, une vieille TR-808. Donc c'est notre choix. De son côté, Jon Spencer nous disait : « Les gars, si vous pensez à une direction pour un morceau, donnez moi un objectif et on y va ». Et c'est vrai que pour ce titre, on a pensé à Alan Vega. Même si tout le morceau ne va pas dans ce sens, il y a un petit clin d’œil, oui. C'est clair qu'on aime beaucoup Alan Vega et Suicide.

GMD : Justement, ce qui m'a agréablement surpris sur cet album, c'est entre autres ces petits clins d’œil. Notamment Can't Change et sa rythmique qui renvoie directement au Be My Baby des Ronettes.

BS : Oui, oui, oui !
DC : On a eu clairement des influences mais quand on composait ces morceaux là, ce n'était pas qu'on se disait « Tiens, on va aller dans ce sens ». C'est vraiment après, en les écoutant, à part pour Can't Change, qu'on réalise.

GMD : Je crois que c'est justement là l'intelligence et la qualité de l'album : pouvoir utiliser vos influences sans virer dans le pastiche, les digérer et puis les resservir par petites touches.

DC : Ouais c'est clair qu'on a des influences et on les sert à la sauce Tropic. On incarne un univers, je pense.
BS : J'en suis persuadé.
DC : J'en suis persuadé, ouais.

GMD : Alors si vous deviez choisir entre Pussy Galore, Blues Explosion ou Heavy Trash  ?

BS : Ah, je voudrais dire Pussy Galore mais le Blues Explosion quand même...
DC : Moi, les débuts du Blues Explosion, cette transition qu'il y a entre Pussy Galore et le Blues Explosion. Cette période là, elle est superbe, avec Write A Song. 

GMD : Un petit détail que j'ai soulevé et qui m'a plutôt fait rigoler dans Sex Game, c’est ce passage où tu parles avec beaucoup de sex appeal de ta grosse voix caverneuse, tu dis textuellement « Regarde-toi comme t'es belle ».

BS : (Rires)
DC : Oh non, la faute ! La faute ! « Regarde-toi comme t'es belle », c'est à Seraing qu'ils disent ça !
BS : C'était bien que ce petit bout d'identité belge soit présent quelque part. On ne peut pas être plus américain que les américains, il faut arrêter. Il faut s'assumer, quoi !
DC : Une semaine après que Jon Spencer a accepté notre projet d'enregistrement, on jouait avec lui en première partie. Et on a un peu discuté de la manière dont il voyait les choses et comment on allait travailler. Et il nous a dit « Les gars, chantez en français  ! ».
BD : Il nous a dit : « Assumez votre identité, vous êtes français  ! » On lui a répondu que non...
DC : Ouais, on a du lui expliquer qu'il y avait une grande différence entre la Belgique et la France, en tout cas au niveau de la langue. Eux sont très fiers de ce patrimoine tandis que nous un peu moins, j'ai l'impression. Et donc, on a réfléchi à ce qu'il a dit et pendant l'enregistrement de Sex Game on s'est dit qu'un passage en français pourrait être bien. Donc voilà, c'était pas du tout prévu, j'ai dû vite écrire un texte et c'est sorti : « Regarde-toi comme t'es belle ! »...

GMD : Revenons sur le titre de l'album. Indépendamment de la référence au bar new-yorkais que vous avez fréquenté et qui est sur la pochette, cette association de deux mots, « Liquid Love », qu'est ce que ça vous évoque ?

DC : Et bien moi, en tout cas, ça ne m'évoque que ce souvenir. Tu me demandes de passer à côté de ça mais je ne sais pas faire autrement. Ça m'évoque le moment où on est arrivés à New-York et on s'est pris le truc dans la gueule, quoi ! On a passé une super bonne soirée à Brooklyn, dans ce bar, ça ne m'évoque rien d'autre que ça.
BS : Moi ça me fait penser au stupre et au lucre, à Sodome et Gomorrhe. J'exagère un peu mais c'est ce mélange de sexe et d'alcool. Ça va bien avec l'album.

GMD : Justement, vous parlez souvent de cul, de fantasmes, de jeux sexuels forcés, etc. Ce ne serait pas un peu une façon de compenser à travers la musique la pauvre vie sexuelle que vous avez en réalité ?

BS : (Rires)
DC : Sex Game, c'est de lui, pas de moi !
BS : Je ne pense pas que ça parle que de ça. Mais oui, il y a un peu de vie privée là–dedans, mais surtout comme je te disais, de fantasmes... Il y a d'ailleurs un morceau qui parle du fait d'avoir des fantasmes : Fantasyworld. J'intègre des personnes, je les réinvente. Je te vois là par exemple et peut-être que j'aurai un souvenir de toi qui ne sera pas exactement ce que tu es. Et je suis curieux d'aller voir dans la tête des gens comment ils me reconstruisent. 
DC : Oui mais c'est toujours un peu sexuel.
BS : Ouais, ça traite de relations sexuelles mais de manière générale, dans le sens freudien du terme, c'est à dire l'amour et pas juste le sexe. C'est plus global.
DC : Ouais, c'est vrai que finalement, ça parle beaucoup de sexe. Enfin, y a Worm Woolf qui ne parle pas du tout de ça. Ça parle d'un mec qui pète les plombs chaque fois qu'il boit. C'est une expérience personnelle. J'ai une connaissance, à chaque fois que je l'invite, c'est l'horreur parce qu'il se met à boire et il devient chiant. Et puis, The Best Burger, ce n’est pas un truc de cul non plus, quoi.
BS : Mais c'est vrai qu'il y en a beaucoup.
DC : Ouais, une bonne moitié qui parle de sexe.

GMD : Et ça vient spontanément sur le tapis  ?

BS : En général, pour les paroles, tu jammes et puis il y a une phrase qui sort. Il faut qu'elle soit intéressante et après ça, ben...
DC : Nous, on n’écrit pas les paroles avant de faire les morceaux. C'est d'abord la musique et puis les paroles. Il y en a un qui dit un truc et on va dans ce sens là. Mais on ne s'impose pas de parler de sexe. On ne s'impose rien.