Jäde

Depuis quelques projets, de Première fois à Romance, Jäde participe à définir les contours du « new R&B » en France. Sur sa dernière mixtape Météo, elle en propose même une formule plus ample et plus subtile, notamment par l’ajout d’éléments soul et gospel qui relèvent ses habitudes davantage marquées par la trap. Ses textes, toujours focalisés sur les affres de l’amour, ont également évolué vers des expressions tout aussi complètes que contradictoires. Pour parler de ce virage efficace et de sa place dans le jeu en tant que femme, nous avons rencontré la chanteuse lors de sa venue à Bruxelles, à l’occasion d’une Fifty Session aux côtés de Blu Samu.

Au moment de nous installer, nous y découvrons une personne charismatique, bien qu’assez réservée, voire timide. Nous la félicitons pour cette mixtape qui, selon nous, marque l’éclosion d’une chrysalide déjà présente sur son précédent projet, comme si le titre « Météo » était un aboutissement direct de « Roue libre ». Jäde s’en amuse ; elle est parfois désolée de voir que ce morceau plus « dansant » lui colle à la peau, alors qu’il correspond moins au panel plus large qu’elle tente de proposer, mais oui, elle est heureuse qu’on ait capté ce lien et sa progression. On discute ensuite de manière assez informelle de la problématique d’être « hype, mais pas dans la tendance », comme elle le confesse. Tout est une histoire de stats. Sa seule mission consiste à ne pas rentrer dans une production « générique », qui pourrait alors se ranger dans un seul tiroir ; éviter à tout prix de formater sa musique.

GMD : On sent bien sur Météo cette volonté de ne pas se trahir, alors que le banger est à portée de main. Cette maturité s’accompagne d’ailleurs d’un changement d’attitude, parce que tu as toujours été provocante…

Jäde : Ouais, c'est vrai ! Surtout au début. J'étais vraiment… j'en avais rien à foutre (rires). Et même quand j'écoute mes sons à l'ancienne, comme « Longtemps », j'suis en mode « mais wesh ?!, mais elle est folle en fait. » Je ne me rendais même pas compte que je faisais un truc un peu hardcore… parce que je sortais de SoundCloud. Et je dis ça comme si c'était une école, mais c'était vraiment une école, où on faisait n'importe quoi : on s'amusait. Quand je suis arrivée avec l'ep Première fois … j'étais vraiment insolente, en fait (rires). Insolente, mais drôle !

GMD : Une insolence assez ludique, oui, de la provocation pour s'amuser. Alors que sur Météo, c'est plutôt de la vengeance.

Jäde : C'est moins drôle… (rires) C'est vrai, c'est bien plus premier degré, genre « Reflets rouges » ou « Tais-toi ». À la fin du projet, je me suis même dit « putain est ce que je ne suis pas en train de devenir une vieille connasse ? » (rires) Une vieille meuf, plus drôle… et au dernier moment, j'ai rajouté le son « Balançoire ». J'ai un peu équilibré la tracklist pour qu'on retrouve aussi mon écriture des premiers ep.

GMD : Même si ce morceau « Balançoire » est très léger, pour parler de sexe, il est quand même beaucoup plus construit et beaucoup moins frontal que « -12° », qui apparaissait sur Première fois.

Jäde : Ouais, grave, mais ce serait mieux si j'arrivais à écrire de façon encore plus subtile, en fait. Il faudrait que j’affine mon écriture. J'aimerais bien, même si on m’a beaucoup parlé de ces morceaux. J'adore l'écriture. Moi quand j'écoute du rap ou des chansons en général, comme Laurent Voulzy, ce que j'aime, c'est quand on me raconte des histoires et qu'il y a un storytelling ; j'aime quand il y a de vraies rimes, des punchs, etc., donc j'essaye de le faire, de le retranscrire un maximum dans ma musique.

GMD : C'est un objectif que tu vises pour l'album, raconter des histoires et sortir de cette thématique amoureuse ?

Jäde : Ouais, totalement. C'est exactement ce que j'ai envie de faire et je me rends compte que c'est très difficile. Mais ça va aussi avec ma vie : j'ai principalement écrit sur l'amour, parce que j'étais dans une dépression amoureuse, depuis des années. Et c'est un peu hardcore de dire ça, mais tout le monde me dit que je suis obsédée par l’amour… mais non, je pense que j'étais obsédée par une relation amoureuse, une histoire, du passé. Et maintenant, puisque c'est du passé, il y a d'autres sujets que je vais pouvoir aborder. Il y a d'autres choses dans la vie que je suis en train de découvrir. Là, c'est en train de changer, mon écriture, elle grandit avec moi et ce que je vis au quotidien. J'étais dans une mauvaise relation, donc je ne parlais que de ça. Je n’y suis plus, hop, je vais parler de quoi ? Ben on va voir (rires).

GMD : Est-ce que tu voudrais faire le disque positif de l'amour ?

Jäde : Je ne sais pas... (ndlr : elle prend une voix affectée) *je ne sais pas si j'en suis capable* (rires) J'aurais peur que ma musique ne plaise plus ou que, justement, je n'aie plus assez d'inspiration si tout va bien. Pour l'instant, mon objectif, c'est d'essayer d'aborder d'autres sujets. Puis, j'ai vraiment l'impression que c'est mieux quand les chansons parlent de peine d'amour plutôt que l'inverse, non ? En tous cas, moi c'est ce qui m'a toujours touchée.

GMD : Qu’il s’agisse d’amour ou de sexe, tu n’hésites pas à bousculer les hommes, comme le font certaines artistes américaines. C'est une volonté de rejoindre ces figures-là de l’empowerment ou c'est spontané ?

Jäde : Non, c'est hyper naturel et limite, je ne me rendais même pas compte que moi je « tapais » sur les hommes comme ça. C'est au fur et à mesure des rencontres avec les gens qui m'écoutent, mais aussi des interviews, que je me suis rendu compte que les hommes, en fait, n’avaient peut-être pas l'habitude qu'on les insulte, qu’on les malmène un peu comme ça. Mais au final, je me dis « putain c'est abusé. » Moi, toute la journée, j'écoute du rap où on insulte les meufs et quand moi je le fais, à l’inverse, on va tout de suite me dire « oui, regarde t'insultes les gars ! » C'est un truc de ouf. C'est juste une question d'habitude.

GMD : En tous cas, tu ne le fais jamais pour le divertissement ou la facilité. Même quand tu fais une métaphore de cul, ce n’est jamais gratuit ou sensationnaliste.

Jäde : Je suis là pour envoyer des messages personnels ! (rires) Dans tous mes sons, en fait, je parle avec la personne sur qui j'écris. Je ne calcule pas les autres ou les auditeurs, ou quoi que ce soit. Je suis vraiment délivrée.

GMD : Pour ta première date en Belgique, le line-up est exclusivement féminin. À l’avenir, tu souhaiterais encore monter sur des scènes qui sont liées au secteur rap, dont tu as déjà dénoncé le manque de représentativité, ou bien tu voudrais davantage te diriger vers des dates comme celle d’aujourd’hui ?

Jäde : Non, j'ai envie de rester dans les deux. J'ai vraiment envie de prendre ma place dans ce truc de rap, parce qu'avant, en réalité, je me sentais un peu comme une impostrice, puisque je ne fais pas du rap à 100%. J'étais un peu gênée, limite, et je me demandais si je ne volais pas la place d’une « vraie rappeuse ». Mais au final, ce dont j'ai besoin aujourd'hui, c’est de vraiment m'implanter pour que les gens découvrent ma musique. Je prends donc toutes les scènes qui me paraissent cool. Puis, avec le temps, tu connais de plus en plus les artistes. C'est toujours les mêmes. J'apprends un peu à avancer dans ce milieu, à revoir les mêmes têtes, et à être un peu plus sociable. La dimension humaine, c’est un facteur important que les auditeurs ne connaissent pas vraiment. Et en fait, ça peut être très dur quand t'es la seule meuf parmi dix gars qui se connaissent, et que toi, on ne te calcule pas. Au contraire, si tu pars dans une autre mentalité, où tu vas aller leur parler, là tout de suite, ça va peut-être aller un peu mieux. Donc, il y a des choses sur le plan social que j'ai besoin de bosser, parce que je peux avoir l'air assez froide. Parfois, j’ai peur de déranger, et je suis aussi un peu réservée. Voilà, je raconte vraiment un truc un peu perso, mais ça va avec la musique, dans son ensemble. En fait, je ne me sentais pas à ma place, parce que je suis très réservée. Et ça, c'est vraiment quelque chose que j'ai envie de bosser. 

GMD : Par rapport à ces relations, comment évalues-tu toutes les collaborations que tu as faites jusqu'ici ? Le plus souvent, elles sont réalisées avec des hommes, plutôt bien installés, et à chaque fois tu arrives à te faire une place sur le morceau pour briller.

Jäde : Franchement, j'ai appris énormément ces dernières années : comment faire un featuring, et avec qui j'ai envie de le faire. Parfois, on oublie un peu trop l'artistique dans une collaboration et l’aspect humain. Il faut faire attention à toutes ces choses-là. C'est hyper important. Le feeling, ou juste… il faut vraiment le faire pour l'amour de la musique et du son.

GMD : Tu veux dire que parfois des collaborations sont calculées, et moins naturelles ?

Jäde : En tous cas, on peut vraiment aller dans ce sens-là quand on est dans un label et qu'on a du coup des objectifs liés aux chiffres. Parfois, on va vraiment essayer de se dire « bon, là, il nous faut un gros feat ! » enfin bref… ce sont des discussions qui parfois (ndlr : elle exagère sa voix) *te mènent à ta perte !* Ce que j'apprends, le mieux, c'est de faire un featuring seulement avec le cœur, pour que le morceau, à la fin, il soit super bon. Et voilà ! FIN.

GMD : Pour conclure, justement, on trouve que ton disque se clôture magnifiquement, notamment avec cette phrase d'Oxmo « heureusement que c'est magique de devenir soi-même, dès qu'on s'est fixé de viser le Soleil », sur le morceau « Grand Bain ». Est-ce que maintenant tu vas oser te jeter dans le Grand Bain ?

Jäde : Ouaiiiis. Je suis déjà en train de me jeter dedans, parce que concrètement, quand j'ai écrit ce son, je pensais à moi-même, celle du passé. Donc, disons que je suis totalement dans le bain, et je suis vraiment contente que t'aies senti une évolution sur ce projet-là, parce que moi, je l'ai vraiment sentie aussi. Pour moi, c'est limite comme si je commençais. Oui, ça fait trois ans… c'est quand même récent… mais on veut toujours aller plus vite ! (rires) Mais ouais, j'ai l'impression enfin de m'être trouvée, musicalement. Et je suis hyper excitée par la suite… j'espère que je sais nager, du coup ! (rires)

crédit photo : Romain Garcin