Interview

Fabrice Marotta (Lost in Sound)

par Amaury, le 7 juin 2020

À l’occasion de la reprise des commerces, après le confinement, on est allés s’entretenir avec le disquaire de Lost in Sound – Fabrice Marotta – pour évoquer sa profession, les multiples vies du disque et l’état du marché actuel. Fabrice a fait le pari d’ouvrir son magasin à Liège, il y a bientôt trois ans, à un moment où la cité ardente s’était vidée de ce type de boutiques, à la suite de diverses faillites ou de recentralisation vers d’autres villes, laissant les grandes chaînes finir d’écouler sans peine leurs palettes de disques aseptisés. Depuis son ouverture, quelques audacieux sont venus gonfler la concurrence, comme des revenants, histoire de rappeler qu’aujourd’hui les plaques d’acétate ont encore toute leur importance, même si elles doivent lutter contre de plus nombreuses contraintes pour survivre.

Crédits photo : Dominique Houcmant / Goldo

Tout d’abord, peux-tu nous présenter ton parcours ? Il me semble que tu étais disquaire à Bruxelles avant d’ouvrir ton propre magasin à Liège.

Depuis gamin, j’adore retracer l’historique des groupes qui citent les plus anciens, et ce genre de chose. Par exemple, quand le rock des années 90 puise dans le psyché des sixties. Dans cette logique, sans trop savoir pourquoi, je me suis attaché au support du vinyle, pour dénicher des vieux trucs. Puis, je suis arrivé à Bruxelles, chez les disquaires de seconde main, et je me suis dit un jour « pourquoi pas travailler là-dedans ? » J'ai postulé au Collector, dans le quartier de la Bourse. Ça a marché, et j’y suis resté 10 ans. Alors que tous les disquaires étaient en train de fermer, eux étaient encore debout, notamment parce qu’ils avaient de l'import américain, avec tous les styles, pour des gens qui recherchent des choses. Pas de CD, pas de neuf. Et donc ils sont restés ces années-là. Quand je suis rentré là, il y avait déjà, à mon avis, plus de 100.000 disques dans le magasin. Je ne pouvais que découvrir. Le patron m’a vraiment transmis le métier. J'y ai appris le contact avec les clients – énormes, des passionnés, des gens incroyables, des échanges qui t'enrichissent. Après, lui s’est senti fatigué, et m’a dit « Voilà, on va aller à New York chercher de la marchandise. Tu vas venir avec moi ». J'ai alors ramené une autre marchandise que ses spécialités de crooners, avec du jazz, de la soul et du funk. Ça a marché. À chaque fois. Et puis le besoin d’autre chose s’est fait sentir.

Tu décides alors de lancer ta propre enseigne, mais pourquoi Liège : quel genre de trajectoire pousse un mec de la capitale à venir vendre du sillon en province ?

Je me suis dit « pourquoi pas ouvrir mon magasin à Bruxelles ? » J'ai fait le tour, et c'était juste impossible, avec des demandes de pas de porte à 25 000 euros pour rien… Juste pour rentrer dans le local. New York ? Pas les moyens. La Flandre ? Il y a la barrière de la langue. À force de venir à Liège pour des concerts, je me suis dit que j’allais tenter dans l’effervescence de cette ville, sur laquelle j’avais flashé, avec un premier projet de boutique horeca. On a tenté le coup au Reflektor. Malheureusement, ça n’a pas abouti. C’est très compliqué de gérer les deux métiers en même temps, et tu n’es jamais totalement productif dans une branche ou dans l’autre. Mais, avec cette expérience, j’ai vu qu’il y avait une demande. Ça m’a permis de faire des rencontres et de tisser beaucoup de liens. Même si à l’époque, je pensais que ça ne voulait rien dire : au Collector, très peu de Bruxellois m'achetaient des disques. La majorité de mon chiffre, au final, je le faisais avec des touristes. Je pensais que ce serait pareil avec le public liégeois. Et pourtant, Lost In Sound est devenu un lieu légitime de la ville, un point de rendez-vous, d’où se dégage une vraie fraternité. Je l’ai encore constaté avec toutes les marques de soutien que j’ai reçues pendant la fermeture, à cause du confinement, ou même ici à la réouverture. C’est très touchant. Et quand je vois aussi que d’autres disquaires ont été fort soutenus pendant cette période, avec des crowdfundings par exemple, je me dis que le public a changé de manière générale. Il se sent peut-être plus concerné, plus proche de ce qu’on fait ; le disquaire, dans son rôle capital de passeur, semble retrouver toute son importance, et ça, c’est très beau.

 

 

Dans tout ce questionnement pour te lancer, qu'est-ce qui t'a retenu de travailler pour une plus grosse structure, par définition plus stable et plus solide, et dans laquelle tu peux tout de même faire du conseil client éclairé ? 

Ce n'est pas le même univers du tout : dans ce métier, j’ai aussi découvert tout le côté collectionneur, à la recherche des originaux. Quand tu mets en avant un disque, toi, tu sais selon le pressage pourquoi il vaut 10 euros dans une version et 350 euros dans une autre, mais surtout, tu sais qu’il doit exister un gars assez fou pour se le payer. Ça m'a passionné, pas pour l'argent, mais parce qu'il y avait une espèce de recherche de connaissances à avoir, nécessaires pour ne pas être con devant le client. À toi de savoir justifier les différences de prix. Puis, parfois, j'achète des collections, sans savoir ce qu'il y a dedans. Tu peux tomber sur des trucs super rares, du jamais vu, que tu ne peux justement pas connaître tellement c’est rare. J'ai déjà découvert des disques que j'ai voulu rééditer tellement ils étaient peu courants. Dans une grande chaîne, je n'aurais jamais accès à ça. De toute façon, le deuxième main – avec son principe de seconde vie – me parle beaucoup plus que la nouveauté. Les grandes enseignes sont d’ailleurs obligées de suivre l’actualité, selon un catalogue qu’on leur propose, voire impose. Moi, par contre, je suis complètement libre. Si ça tombe demain, je vais tomber sur une collection de musique concrète, expérimentale, et je vais me dire « waw je prends… mais… est-ce que je fais le pari de les acheter ? Est-ce que je vais avoir quelqu'un pour ça ? » Rien n’est figé… mais tu tombes quand même plus souvent sur du Dalida (rires).

D’ailleurs, la liberté dont tu disposes fait que tu continues à partir aux USA pour te fournir sur place.

C’est en grande partie ce type d’activités que tu ne peux justement pas faire avec une grosse enseigne. Aux USA, je vais évidemment chez plein de disquaires indépendants. Ça a pris du temps, mais je suis maintenant bien intégré là-bas. Le bon deal de mes anciens patrons, qui ont fait 30 ans de business avec ces gens, a tout de même beaucoup compté. Ce sont des relations qui s’entretiennent, à côté de ça, tu tombes tout de même souvent sur des fous, qui te hurlent dessus parce que tu touches à peine un disque. J'ai déjà été dans un magasin avec 3000 dollars dans les poches. Je vois un truc au mur, je demande « c'est combien ? » le mec me répond « c'est pas pour toi ». Et pourtant, le premier truc de notre métier, c’est de sentir les gens ; tu ne peux pas savoir – seulement à l’allure – quelles sont les intentions de tes clients. Tu dois savoir être là, pour les gens. Dans ce type d’échange particulier, vrai, même commercial, les gens deviennent véritablement des amis. Certains m’ont même suivi d’un magasin à l’autre. Pour ce métier, il faut donc avoir l’envie de faire découvrir, c’est certain, mais il faut aussi savoir être à l’écoute de ce qu’aiment les autres. Peu importe, ce que c’est. J'ai déjà fait énormément plaisir avec Barry Manilow et son Copacabana. Il ne faut pas être fermé, même si on te demande du Johnny. Voilà ce que je me dis ; je sais que j'ai quand même la chance de pouvoir avoir un circuit qui me correspond : trouver et proposer.

Comment te positionnes-tu par rapport aux plateformes de vente, comme Discogs, qui prétendent faciliter le marché du disque d’occasion en évitant toutes les démarches que tu entreprends ?

Discogs, t'as affaire à tout le monde quand tu achètes du deuxième main. Il y a une espèce d’échelle de qualité qui renseigne logiquement sur l’état de ton objet. Seulement, comme c'est monsieur Tout-le-Monde qui vend – des gens peu scrupuleux ou qui n'ont pas la connaissance – ils vont simplement dire « bah il est tout beau ce disque », alors qu’il s’avère être en très mauvais état. En plus, il n’y a pas de photo de cet objet précis, et Discogs ne prend aucune responsabilité. Rien. Même pas PayPal. Même pour l’évaluation des vendeurs. Pire : ils prennent une taxe sur ce que tu vends – logique – sauf qu'ils prennent aussi une taxe sur le shipping. Donc, imaginons, si tu vends un disque pour 25 euros et qu’il y a en plus 10 euros de shipping, Discogs va prendre sa marge sur 35 euros. Le shipping devrait être séparé. Il y a aussi le piège de la surenchère. Si un particulier parvient à vendre un disque 20 €, d’autres vont alors tenter de monter leurs prix à la vente, pour le même objet, qui d’abord ne les vaut pas et ensuite ne partira probablement pas à ces prix. Mais l’annonce existe sur internet. Ça trompe le jeu ; certaines personnes vont réellement la prendre pour une référence. Elles se basent sur les prix affichés sur internet qui vient alors brouiller le marché, plus qu’avant, parce que le phénomène existait bien sûr déjà sur les foires d’un stand à l’autre. Il faut rester vigilant.

 

 

En dehors de ce marché d’occasions, comment ça se passe pour les nouveautés ? Je suppose que, dans ce cas, la démarche est inverse : ce sont elles qui viennent à toi, via des distributeurs, comme pour les grandes chaînes ?

Oui, mais encore une fois, l'industrie actuelle du disque scie la branche sur laquelle elle est assise : si le matériel physique continue de se vendre encore un petit peu, l’industrie en veut pourtant toujours plus. Les coûts grimpent alors inévitablement et les distributeurs spéculent à crever, quand sur le même temps, t'as des grandes structures qui vendent sans faire de marges. Même type de logique pour Amazon. En Belgique, vendre à perte n’est pourtant pas autorisé : sur certaines formules de la concurrence, en faisant le calcul, c’est le cas et ce n'est pas normal. En plus, les grandes enseignes peuvent avoir 500 magasins qui prennent chacun 200 pièces, par exemple, avec la possibilité de commander directement chez les maisons mères, comme Universal, Sony, etc. Et ces dernières du coup, quand toi tu les contactes en tant qu’indépendant pour avoir une sortie, elles t’envoient bouler, parce que tes chiffres de commande n’ont aucune valeur à leurs yeux. Tu fais quoi, toi alors ? Puis, il y a une vraie mafia entre fournisseurs du Benelux. Pour les grands distributeurs, par exemple, un Allemand ne peut pas commander chez eux. Même chose pour un Français, ils sont alors redirigés en subissant un jeu significatif sur les prix. C'est à cause de tout ça que les disquaires sont morts, c’est en suivant la nouveauté et tout ce qu’elle implique. Alors oui, le dématérialisé a tout tué, parce que la consommation est tombée de 100 % à 3 %, mais ceux qui sont parvenus à rester doivent encore se battre en payant leurs charges avec des distributeurs qui ne font rien pour les aider. Pas de soutien non plus des gros labels, ni de prix unique du disque neuf qui assurerait entre tous les vendeurs des ventes selon une certaine marge, commune, stable et équitable. Il a vraiment fallu se réadapter pour vendre de la nouveauté, en changeant de fonctionnement.

Ce n’est donc pas sans raison qu’à l’ouverture de ton magasin tu m’avais confié qu’il était impossible d’ouvrir un disquaire indépendant en tablant majoritairement sur la nouveauté. Comment tu procèdes à présent ?

Oui. Ma vision a tout de même changé. Quand j'ai ouvert, je sortais de 10 ans dans la même structure. Je pensais tout simplement « tu fais ça, tu te tues. », parce que les marges semblaient nulles, ou quasi nulles. Aujourd’hui, je suis persuadé qu’il faut faire de l’occasion et de la nouveauté sur un seul et même plan : il faut les deux pour s’en sortir. L’occasion, c’est une bonne sécurité selon tes stratégies d’investissement, mais tu ne peux pas t’y limiter. Il n’y a pas assez pour les collectionneurs, puis il y a internet en concurrence. Il suffit alors de travailler intelligemment sur la nouveauté, avec des relations de qualité qu’on rencontre de plus en plus dans tous les labels indépendants qui émergent, ou qui viennent vers toi et qui établissent un échange en direct. Ce type de structure prend réellement la défense des disquaires, tout en relançant le commerce, notamment lorsqu’ils mettent en place des éditions limitées qu’ils ne proposent qu’aux vendeurs indépendants. Mais c’est possible aussi grâce aux artistes qui se bougent pour créer une vie ici. Il y a du coup plein de gens qui adhèrent au jeu sans être passionnés par les vinyles. Avec cette culture-là, plus alternative, ça peut rouler sans souci. Ces échanges, cette vie, c’est devenu capital, mais c’est aussi ce qui rend le métier si profitable.

Tu peux être plus précis sur ce que signifie « travailler intelligemment sur la nouveauté » ?

Tout est lié à ta manière de sélectionner les sorties, qu’il s’agisse de produits très populaires comme de trucs que tu seras le seul à avoir. La sélection est d’autant plus nécessaire qu’on ne peut pas renvoyer les invendus, comme c’est le cas en librairie. Et puisque les tendances passent tellement vite, la nouveauté peut ainsi devenir une marchandise difficile à écouler, si tu commandes sans faire attention à la qualité, ou simplement si tu ne connais ni ton créneau ni tes clients. En librairie, sur les achats pour le magasin, il existe en plus la possibilité du 10 + 1 : si tu prends direct un stock de dix exemplaires, on t’en offre un supplémentaire. Chez les disquaires, aucune offre. T’es donc forcé dès le départ à faire un pari plutôt risqué sur tes commandes. C’est l’inconnu… en y pensant, ça serait bien qu'il y ait un syndicat du disque, dans le type de celui des libraires, pour d’abord instaurer le prix unique dont on parlait, puis pour défendre les passeurs contre les algorithmes (rires).

 

 

Au passage, je me dois de souligner que les prix dans ta boutique sont vachement honnêtes, même sur les raretés qui s’affichent à des coûts vraiment acceptables.

Oui, le but du métier c’est quand même d’être sympa non ? Taper dans le prix, ce n'est pas justifié pour moi, acheteur et passionné. Si tu fais le juste milieu, tout le monde doit s'y retrouver. Quand, par exemple, Michael Jackson est décédé, j’aurais pu passer le Thriller de 7 euros 50 à 75 euros, comme l’ont fait les grandes surfaces qui sont passées au moins du simple au double. Alors que, franchement, ce n’est pas un disque rare. C'est vrai que ça joue un peu sur le marché vu que, toi après, tu ne le trouves plus non plus, puisqu'il y a un espace de vente influente. Mais au mieux, tu le mets en vitrine.

Outre les prix, tu ne proposes que des produits de grande qualité : les pochettes sont propres, jamais pliées, les vinyles pas poussiéreux, rarement grattés, et ils sonnent toujours super bien.

Oui, ce n’est pas la brocante ici. Tout ça part d'une sélection rigoureuse, encore plus quand tu importes des USA. Tu ne rachètes pas toujours des lots de gars super soignés qui sont aussi collectionneurs. Au pièce par pièce, il faut tout examiner. Même 200 pièces à un stand. On ne peut jamais se dire « ah celui-là il n'est qu'à 3 dollars, c'est pas cher » Ça ne vaut pas la peine de s’occuper d’un disque moyen, de payer sa remise en état, l’envoi, la douane, etc. pour du médiocre. Un disque rare, il doit être en bon état comme une œuvre d'art : si quelqu'un d'autre a signé dessus, ça perd de sa valeur. C’est tout.

On a souvent parlé ici de passion : malgré tous les obstacles, tu persévères à faire exister quelque chose de supérieur, quelque chose qui compte tout autant au travers de la musique que des relations humaines.

J'essaye vraiment, oui. Pour transmettre ce que moi j'aime vraiment. Je me trompe peut-être complètement. C'est pas un truc de marketing. J'ai fait quelque chose pour me faire plaisir avant tout, et pour essayer de faire plaisir en partageant. Avec le deuxième main, t'as encore ce côté « toucher physique ». Tu peux le voir. Tu peux l'écouter. Tu peux le prendre en main. Le transmettre sans fin. Ça fait quand même autre chose. Et je pense qu'il y a encore des gens qui ont envie d'être là-dedans. C'est vrai que c'est facile de faire ta collection actuellement, et de faire clic clic. Mais franchement, ça procure moins de plaisir que si tu rentres chez moi, ici, même si tu rentres avec l’optique d'acheter trois disques précis. Et boum, je vais jouer un truc super sur les enceintes du magasin. Tu te diras « c'est quoi ça ? » avant de finalement sortir avec ce disque-là. Je ne vais peut-être pas avoir les trois autres, mais t'auras autre chose, une autre satisfaction. Pas un truc : « C'est sympa, ça fait un peu le buzz, c'est branché ». Je te parle, musicalement, du moment où tu te dis que l’album va te poursuivre. Il fera partie de ta vie. Il fera partie de ton Soundtrack personnel : des époques, des personnes, des événements. C’est de cette transmission-là qu’il s’agit pour la musique, celle qui a toute son importance. Quand tu fais clic, franchement, tu reçois le disque, tu le mets dans ton armoire et tu dis next. C'est clair qu'il y a un public pour ça, mais il y a toujours un public pour fouiller dans les bacs, trouver des trucs rares. Enfin, c'est plutôt une question de découverte magique, avec le son, les couleurs ou les matières. Oui, on s'en fout. Que ce soit rare ou pas, c'est le moment : un moment dans un bac, quelque part.