Les oubliés du second semestre 2018

par la rédaction, le 4 janvier 2019

Ella Mai

Ella Mai

2018, une année charnière pour le R&B féminin ? Sans conteste. Beyoncé et Rihanna, les deux mastodontes qui dominent habituellement le marché, sont loin d’atteindre leurs niveaux de performances habituels : la femme de Jay-Z s’est enfoncée dans la mélasse avec le médiocre EVERYTHING IS LOVE tandis que la princesse de la Barbade a carrément mis sa carrière entre parenthèses pour se lancer dans les tutos maquillage pour sa ligne de produits cosmétiques Fenty Beauty. Sans surprise, de nombreuses prétendantes ont immédiatement profité de ce relâchement pour sortir de l’ombre et gratter des parts de marché – on pense évidemment à Jorja Smith, H.E.R., Justine Skye, Mahalia, Tierra Whack ou encore Jessie Reyez. Ella Mai trouve incontestablement sa place dans cette liste d'étoiles montantes. Son premier album studio, sorti en octobre dernier, a rencontré un sérieux succès commercial, notamment grâce aux singles "Boo’d Up" et "Trip". Et même si tout n’est pas à garder sur les 15 titres, la protégée de DJ Mustard nous a pondu un disque spontané, introspectif et sincère qui rend un bel hommage au R&B commercial des années 90 et dégage surtout une aura contagieuse digne de ses grandes sœurs Riri et Queen B.

Marc Rebillet

Loop Daddy

Marc Rebillet aurait dû être punk. Agressif, drôle, légèrement psychotique, il avait tout pour être un membre des Butthole Surfers ou des Dead Kennedys. Sauf qu'il fait de la techno en 2018. Sur scène, le mec dégage une folie pure, mixant les codes de la musique électronique à ceux du one man show. Il plaisante, hurle, coupe ses morceaux en plein milieu pour raconter des conneries. Sur album, si on retrouve cette énergie, c'est également un talent pour la soul qui émerge de ses créations. Toujours avec ironie mais non sans un vrai charme, sa voix, instrument principal de sa musique, fonctionne tout aussi bien avec des atmosphères plus détendues. De quoi en faire un artiste à suivre pour l'année 2019.

Denzel Curry

TA13OO

On n'a pas senti la révolution qu'on aurait pu attendre du nouvel album de Denzel Curry, mais on a bien compris que le potentiel était là. TA13OU est un album sombre, centré sur la dépression et qui donne l'amorce d'une nouvelle vision du rappeur américain. Un rappeur qui écoute du metal et a Kurt Cobain comme modèle, une sorte de dark side de ce cloud rap californien inspiré par le punk. Quand il insiste sur cette veine, sur "Sumo", "Black Metal Terrorist" ou encore le temps d'un featuring avec Jpegmafia, "Vengeance", Curry fait forte impression et est à l'aise dans son rôle. Mais la claque n'est pas là. Parce que son flow est trop marqué par la vieille école ("Cash Maniac"), et qu'il cherche quand même à faire des tubes en 2018 ("Black Balloons"), une légère déception pointe. Espérons que Jpeg' lui montre la voie et lui donne l'envie de pondre un album bien plus personnel dans les mois à venir.

Tanukichan

Sundays

Derrière le pseudo Tanukichan se cache une californienne nommée Hannah Van Loon, qui réalise une musique à guitare des plus occidentales, puisant ses références des deux côtés de l’Atlantique entre dream-pop américaine et shoegaze anglais. Quoi de neuf me direz-vous ? Rien du tout, sauf que c’est bien fait : dix chansons pop aux structures simples étirées comme du chewing-gum, des lignes de basses et des synthés sur des boites à rythmes, un chant murmuré et multiplié sur plusieurs pistes. Produit par Chaz Bear de Toro Y Moi, avec qui Van Loon a joué tous les instruments, l’album déroule une atmosphère chaleureuse et lo-fi. Si dès les premiers moments de "Lazy Love" la référence à My Bloody Valentine est criante, elle est suffisamment bien troussée pour que l’on pardonne le trait parfois un peu trop appuyé et qu’on se laisse glisser dans ce disque comme dans un plaid bien chaud, compagnon parfait des dimanches léthargiques de lendemain de gueule de bois.

Bill Ryder-Jones

Yawn

Cette fois encore nous n'avons parlé du nouvel album de Bill Ryder-Jones qu’à travers quelques rares news (honte sur nous), et on est bien content d’avoir ce dossier des oubliés pour se rattraper et ne pas passer totalement à côté de l’un des plus beaux disques de l’année. C’était déjà le cas de A Bad Wind Blows In My Heart en 2013 et de West Kirby County Primary en 2015, avec ce Yawn l’anglais réussit une superbe passe de trois. Dans la droite ligne de son précédent disque, Bill Ryder-Jones enchaîne des balades électriques sublimes, rappelant les plus belles heures de Idaho ou de Gravenhurst, et il suffit de quelques secondes d'écoute des riffs orageux de "There’s Something On Your Mind" ou de "Mither" pour être conquis. L’album descend lentement en pression pour emporter progressivement l’auditeur dans des territoires plus acoustiques portés par des arrangements parfaits sans rien perdre en mélancolie. Si cela fait un bon moment qu’on ne prête plus qu’une oreille distraite à la carrière de The Coral, celle de son ex-guitariste est de plus en plus passionnante. À écouter d’urgence.

Dilly Dally

Heaven

Ici, on est pas bien différents des gens qui nous lisent. Si on aime bien se la péter à jouer les défricheurs et les trendsetters, on ne crache jamais sur une petite madeleine de Proust. Le truc avec Dilly Dally, c'est que la madeleine, ce n'est pas par doses homéopathiques qu'il la livrent, mais par palettes entières. Mais ce qui pourrait sembler problématique sur papier n'entrave nullement le plaisir que l'on peut retirer de ce nouveau disque dans les faits. En prenant bien garde de ne jamais surjouer la carte du "on a bien poncé tout ce que le grunge avait de meilleur à offrir", le groupe canadien nous a pondu un second album qui réussit le petit exploit de ne jamais donner l'impression qu'il a été enregistré pour des pisse-froids qui sont restés bloqués en 1996. Porté par des guitares bien métalliques et les beuglements rauques de la chanteuse Katie Monks, Heaven est aussi (et peut-être surtout) un disque qui écrase la concurrence par sa capacité à glisser dans ses refrains une sensibilité pop qui pointait déjà le bout de son nez sur Sore en 2015, mais qui sert aujourd'hui de fil rouge à un disque aux airs irrésistibles de beautiful loser.

Kalash Criminel

La Fosse aux Lions

Par le passé, Kalash Criminel c’était un peu l’Olympique Lyonnais : capable du meilleur comme du pire. Sauf que ça, c’était avant la Fosse aux lions. En 2018, Crimi prend plutôt des allures de Juventus : 0 défaite au compteur. Au-delà de ce parallèle footballistique bien commode, le rappeur de Sevran continue d’impressionner par sa capacité a entremêler sa trap tendance « canal historique Wacka Flocka » et les assertions sur la situation géopolitique en Afrique ou les histoires plus tristes du ter ter. Débarrassé du remplissage qui lestait parfois certains titres d’Oyoki ou de R.A.S, ce nouvel opus est un concentré de punchlines traumatisantes symbolisé par son ouverture : « Les migrants qui meurent d'la noyade / C’est pas la mer à boire ». D’une apparente simplicité dans son propos, notre « cagoulé le plus connu au monde » prend un malin plaisir a prendre l’auditeur à contrepied en permanence, comme une blague antisémite a un dîner du CRIF. Bon, quand on dit 0 défaite, on exagère un poil : on retrouve les fautes de goût habituelles - ça va du rap de beurettes à chicha à la réapparition de « ce petit ange parti trop tôt » qu’est Gradur en passant par le « feat de trop » avec Vald. Hormis ces quelques sorties de piste, la formule du Grand Crimi reste toujours aussi efficace et percutante, en un mot: sauvage.

Klaus Johann Grobe

Du Bist So Symmetrisch

Franchement, nous les grandes gueules des internets, on est un peu emmerdés : comment entamer un papier sur un groupe indie suisse sans tomber dans les clichés éculés et les vannes lourdingues façon Grosses Têtes. Bien aidé par le format court de nos oubliés, on va pouvoir s'éviter le déshonneur d'une introduction tout en gênance et s'attaquer à un disque qui, dans l'absolu, n'a absolument rien de suisse si l'on exclut le chant en Allemand. Non c'est plutôt par sa régularité métronomique que le groupe nous parle : d'abord un album tous les deux ans depuis 2014, et surtout un troisième long format dont la métronomie percole jusque dans l'influence principale qu'on lui prêtera. En effet, impossible à l'écoute de Du Bist So Symmetrisch de ne pas y entendre le Metronomy de The English Riviera, quand Joseph Mount avait trouvé l'équilibre parfait entre ses influences pop psyché, kraut et disco, quand l'Anglais s'affirmait autant en tant que songrwiter qu'en tant que producteur - ajoutez aussi un peu de Baxter Dury et de Fujiya & Miyagi pour être vraiment complet. Un effet décalcomanie qui pourrait être gênant si des titres comme "Discogedanken" ou "Out of Reach" ne nous parasitaient pas à l'encéphale dès la première écoute, annihilant nos envies de s'en prendre à un disque que l'on aimerait qualifier de paresseux, sans jamais y parvenir. Y'a pas à dire, la neutralité suisse a de beaux jours devant elle.

CupcakKe

Eden

Les fans d'Alkpote vous le diront : le grand aigle de Carthage n'est jamais à court de synonymes improbables et de métaphores fleuries pour parler de son tiche - on peut même dire que la concurrence traîne loin derrière. Mais avec l'émergence de CupcakKe, ALK a du souci à se faire : rarement on a entendu une gonzesse parler avec autant d'imagination des exploits dont est capable son entrejambe, et de l'attraction qu'elle exerce sur un sexe opposé prêt à tout pour aller y farfouiller. Evidemment, dans un rap pour où la figure de la femme forte est aussi bien acceptée que l'homosexualité dans le foot, le personnage de CupcakKe va certainement être vu d'un mauvais oeil, mais il suffit d'écouter Eden, son second album de 2018, pour se rendre compte que le qu'en dira-t-on, Elizabeth Eden Harris s'en contre-fout. Toute l'énergie qu'elle perdrait à faire changer les rageux d'avis, elle la canalise dans un rap festif et furieux dont l'ADN renvoie autant aux premiers Run The Jewels qu'à la mythologie Miami bass. De la vulgarité, il n'en manque pas sur cet album, mais celle-ci est en permanence contre-balancée par un humour, une gouaille et une volonté de glisser subrepticement un petit doigt dans le cul d'un rap qui a trop souvent oublié d'être subversif en embrassant le mainstream.

Summer Walker

Last Days of Summer

On doit avoir croisé Summer Walker sur Instagram. Et si ce n’était pas cela, le compte de la chanteuse nous a sûrement poussé à maintenir un lien avec sa musique. Ouais, on essaye d’être de vrais pros, mais parfois certaines faiblesses reprennent le dessus : en regardant le clip de "Girls Need Love", les yeux sortent des orbites, le cœur saute un battement et la déglutition se loupe. Summer Walker est une bombe de sensualité, suave et sauvage. Une fois notre objectivité reprise en main, on peut enfin juger de cette aura sexuelle sur disque, lequel parvient justement à concentrer cette dernière dans un flux mélodique tout aussi lascif que viscéral, tout aussi doux qu’obscène. Last Day Of Summer touche le but auquel prétend la majorité des projets nu-soul ou r&b alternatif : il parle de cul dans une manière purement voluptueuse, sans accroc et sans en faire des caisses – probablement la tâche la plus complexe. Et pour preuve, l’album enchaîne ses douze titres en 28 minutes seulement. Les nappes de synthé se colorent avec parcimonie – ci et là – d’accords moelleux de guitares et de percussions élégantes. Enfin, comme une petite cousine de DVSN, Summer Walker fait passer l’expression-oppression du désir dans le camp des gonzesses, qui parlent d’amour autant que de baise, au travers d’une féminité revendiquée, douce et forte, selon l’humeur. Une approche dont la franchise s’écarte des tentatives similaires qui nous ont d’ailleurs souvent déçus par leur aspect pop trop téléphoné. Il s’agit bien cette fois de ne plus prétendre, d’être franc et noble – qu’importe l’allure du résultat tant qu’il apporte suffisamment de bien aux tripes.

Flohio

Wild Yout

Faut dire qu’on aime quand même le grime, et faut dire aussi qu’on est plutôt attirés par les nanas qui démontrent aux bornés du rap que le secteur n’est pas dévolu aux seuls zizis à gourmette. On a donc évoqué avec fierté dans nos colonnes les noms de Little Simz, Nadia Rose et Lady Leshurr, en n’ayant malheureusement pas encore trouvé le temps de citer une autre londonienne : Flohio. Cette jeune MC d’origine nigériane s’est installée dans la zone sud de la capitale anglaise qu’elle partage donc avec son collègue Stormzy, dont elle se rapproche également par un flow tout terrain. S’il faut évoquer ici les qualités de son récent ep Wild Yout, tout aussi brutal que protéiforme, on vous invite aussi à vous envoyer tous les singles de l’artiste sortis au cours de l’année 2018 - notamment une collaboration avec Modeselektor - pour éprouver l’énergie féroce de son flow : grime ou trap, Flohio déroule une série de grosses frappes avec une vigueur qu’elle affine et canalise au fil du temps, sans lâcher l’intensité des productions garage qu’elle est parvenue à assimiler à son élocution. La plupart d’entre elles proviennent des 808 de HLMNSRA qui contribue à établir un jeu de ruptures typique au genre ainsi qu’un brouillard de saturations plus personnel. Ça tape dur et les progrès sont flagrants – sur cet arrière fond industriel, Flohio se présente comme la réelle surprise à venir.

The Micronauts

Head Control Body Control

Un album des Micronauts en 2018, c'était vraiment une surprise. Pour ceux qui ne s'en rappellent pas, les Micronauts étaient un duo vraiment moteur des débuts de la French Touch, et avaient eu un succès important avec leurs premiers morceaux, dont le fameux "Get Funky Get Down" remixé par Daft Punk. Après ce tourbillon et l'album Bleep to Bleep, le duo se sépare et Christophe Monier continue l'aventure Micronauts en solo, sortant quelques singles, mais de plus en plus sporadiquement jusqu'à 2012, où l'on n'entend plus parler de lui. C'était donc un sacré challenge que de tabler sur un retour, 18 ans après le premier LP. Pourtant, Head Control Body Control est une vraie réussite. Plus mature, original, mais sans renier les fondamentaux d'une musique électronique bien particulière à la France des années 2000, The Micronauts est parvenu à construire un disque complet et homogène, aussi porté sur le dancefloor que sur une écoute minutieuse et expérimentale. Re-bienvenu, Christophe.

Lefto presents Jazz Cats

s/t

Si on est les premiers à se réjouir de l'émergence d'une nouvelle scène jazz britannique qui tire pas mal de monde vers le haut, on a également profité de la fin de l'année pour émettre quelques réserves sur la bulle spéculative qui est en train de se former du côté de Londres. De ce côté-ci de la Manche, on est heureusement loin d'un engouement démesuré qui rappelle les "grandes" heures du NME ou du Melody Maker, quand ces magazines nous sortaient un "meilleur groupe du monde" toutes les trois semaines. Pourtant, un peu dans l'indifférence générale, on a eu droit en octobre dernier à une compilation qui, on peut le dire après de très nombreuses écoutes, est d'un niveau de qualité comparable à l'étalon-or qu'est devenu We Out There!, la compilation de Brownswood Recordings sélectionnée par le patron de la maison Gilles Peterson. En même temps, le label gantois Sdban Records a eu la riche idée de confier l'élaboration de Jazz Cats à un Lefto dont le CV partage de nombreux points communs avec celui de Gilles Peterson, même si le Bruxellois est loin d'avoir le poids et l'autorité de tonton Gilles. À l'arrivée, on se retrouve avec une sélection qui est à l'image de son programmateur : généreuse dans l'effort, et extrêmement variée dans la proposition qu'elle défend - les escapades futures beats de Madame Blavatsky ou les volutes dub(step) du morcau de Black Flower sont là pour le prouver. Axé sur la découverte (hormis STUFF. et Glass Museum, on ne connaissait personne), Jazz Cats est également très belge dans sa manière de ne pas se monter le chou et de (sur)jouer la carte de l'humilité. En realité, on est pas loin de penser que les Anglais feraient bien de s'inspirer des Belges, et non l'inverse...

Axe du Mal

Grands Rayons

L’Axe du Mal sévit dans l’underground du rap suisse depuis une paire d’années avec un seul mot d’ordre : faire la musique qu’ils aiment, à destination de ceux qui sont à même de la comprendre. Après avoir proposé différents projets solos ou collaboratifs de membres du collectif, L’Axe a débarqué cette automne avec Grands Rayons, premier album all-star des Avengers helvètes. Soyons clairs, avec pas moins de six emcees (Anklature, Zippy, Idal, Lou Rid, Mr. Le Ministre, Cannichnikov) et cinq beatmakers en cuisine (Lou Rid, Remove, Laüp, Monsieur Connard et Cyrus Dufoy), l’auditeur arrive ici en terrain hostile et il lui sera demandé une sacrée dose de motivation pour réussir à s’intégrer dans cette grande teuf - cette "Jura Party" annoncée dans le morceau-titre. L’album évoque d’ailleurs les clichés que l’on peut avoir sur les paysages montagneux de nos voisins banquiers : le groupe semble en effet s’éclater à propulser une "musique du rien", comme si l’on restait les yeux rivés pendant des heures sur des étendues enneigées. Si l’on trouve çà et là des traces de révolte ou de conscience sociale ("Têtes de rois sont faites pour être décapitées" balance Anklature dès l’intro), l’album est davantage marqué par la léthargie, l’incapacité et le dégoût de soi ("Penser à rien c’est bien, penser à tout c’est cool/ De toutes façons, y en a pour tous les goûts" résume Idal sur “JSP”). Musicalement, le même brouillard est de mise : nos Suisses sûrs semblent avoir absorbé 10 années de “rap de niche” pour en recracher une vision déformée, hallucinée, grotesque. "Sans les mains" évoque ainsi un cloud-rap originel - période Main Attrakionz ou FRIENDZONE - tandis que "Kiss kiss" pourrait être du hyphy californien, mais passé au travers d’une pédale shoegaze. Bref, bien à l’abri des circuits mainstream, l’Axe du Mal a démontré qu’il était encore possible en 2018 de proposer un rap à la fois fun et décomplexé tout en étant référencé et riche. Et, mine de rien, ça faisait un bien fou.

Shinichi Atobe

Heat

Les auditeurs les plus chanceux ont pu découvrir Shinichi Atobe au détour d'un algorithme YouTube qui leur voulait du bien. Heureusement pour les autres, les deux mancuniens de Demdike Stare ont réédité les travaux de ce producteur mystérieux qui a prouvé qu'il avait de belles ritournelles dub techno à offrir au monde - à ce titre, on ne saurait que trop vous recommander son imparable maxi, Butterfly Effect. Pourtant, les questions demeurent : on ne sait finalement pas grand chose de Shinichi Atobe. Si la théorie d'un énième alias d'un gros bonnet de la scène a effleuré l'esprit de pas mal de gens bien renseignés, rien n'a pu être prouvé, si bien qu'en 2018 le bougre continue de cultiver son anonymat avec une réussite certaine. Et Heat, son album surprise paru en septembre, va relancer les théories les plus fumeuses autour ce Doctor Who de la musique électronique : difficile de savoir exactement quand ces titres ont été enregistrés, tant ils s'inscrivent dans la droite lignée de tous les formats courts sortis par Shinichi Atobe. Ce qu'on sait par contre, c'est que ces sept titres sont d'une qualité rare : mise à part son incroyable entame ("So Good, So Right", tube évident du disque), l'essentiel de cet album se concentre sur une écriture par esquisses que ne renierait pas Kyle Hall ou Actress. A ceci près que Atobe met sa science de la répétition et de la poussée de fièvre au service des guiboles de ses auditeurs, et moins de leur cerveau. Résultat : une heure bien pleine de tueries, dont certaines parfaitement taillés pour la peak hour du Berghain (l'imparable "Heat 3"), et impeccablement articulées pour une écoute sur la platine du salon. Tout cela ressemble bel et bien au crime parfait.

Francis Harris

Trivial Occupations

On a vraiment eu un pincement au cœur lorsque l'on a vu ce disque dans nos recommandations Spotify. Car les précédents disques de Francis Harris ne sont pas tant de (très) beaux disques house que des marqueurs tragiques de son existence, le premier faisant suite au décès de son père, le deuxième ayant été écrit après la mort de sa mère. Ce n’est qu’ensuite que l’on a vu que ce disque était au contraire un nouveau départ, un disque sans concept, pour arriver à créer autrement que dans l’urgence. Impossible pourtant de ne pas voir dans ce Trivial Occupations la même tristesse et mélancolie que dans ses précédentes œuvres, Francis Harris semblant toujours plutôt composer un album de musique néo-classique ou de nu jazz avec des kicks feutrés plutôt qu’un disque de house. Si l’on n’échappe pas à certaines formules trop convenues, surtout en matière de voix, impossible de ne pas être touché par des choses parfois incroyablement simples. Avec par exemple ce vibraphone dérobé à un Steve Reich en fin de vie sur "St. Catherine And The Calm", Francis Harris arrive à créer un disque qui n’a le défaut d’avoir à offrir que sa beauté. Un disque qui ne figurera dans aucun classement de fin d’année, y compris le nôtre, mais dont l’esthétique et la simplicité de composition feront un magnifique compagnon à la morosité et la banalité ambiantes. Que ce Trivial Occupations porte bien son nom.

Oklou & Krampf

Zone W/O People OST.

La première a sorti The Rite Of May, un magnifique EP en début d’année ; le second a transformé "Djadja" en pépite ambient façon Kareem Lofty, entre autres performances remarquables. En bons BFF, Oklou et Krampf sont parfaitement complémentaires, et veulent proposer une matière première pleine de fraîcheur, qui prend sa source autant dans les story Instagram que dans les compilations Thunderdome. Composée pour les besoins d’une soirée de la RBMA en septembre dernier, Zone W/O People était performance visuelle et scénique axée sur un jeu vidéo imaginaire dont les deux parisiens sont les instigateurs. On peut heureusement compter sur le Bandcamp d’Oklou pour la séance de rattrapage : en tirage cassette extrêmement limité pour les plus vifs, ou au format mp3 pour le reste du monde, la musique de cette performance est désormais écoutable dans son intégralité. Et qu’on se rassure : elle se passe volontiers des images qui ont été créées pour l’occasion. La récréation de ces deux outsiders part de longues divagations ambient pour mieux évoluer vers une pop électronique sucrée, flirtant avec de gros relents de trance. Et le tandem a bien compris les enjeux exigés par une telle performance : les différents mouvements proposés par ces vingt minutes de musique ont parfaitement leur place dans un jeu en open world façon Zelda : Breath Of The Wild. Et c’est bien assez pour faire de ce Zone W/O People OST un objet à l’image de ses géniteurs : rare, unique et impitoyablement nerd - dans le bon sens du terme.