Yene Mircha

Hailu Mergia

Awesome Tapes From Africa – 2020
par Jeff, le 21 mai 2020
8

Quand le label Awesome Tapes From Africa est allé chercher Hailu Mergia, ce dernier n’était plus que l’ombre du monstre sacré de l’ethio-jazz qu’il fut un temps; quand, dans les années 70, lui et d'autres alchimistes enflammaient les bars d'Addis-Abeba en amalgamant jazz, musique traditionnelle éthiopienne, soul et pop. Préférant la sécurité d’une vie américaine à l’instabilité politique de son pays, il s’était installé à Washington au début des années 90, acceptant de tourner le dos aux folles nuits du swinging Adis-Abeba pour passer ses journées au volant d’un taxi. Drôle de destinée pour celui qui avait été formé à l’accordéon et au clavier, et qui comptait parmi les membres fondateurs du Walias Band, l’un des meilleurs orchestres privés de la capitale que les bars s’arrachaient. Un destin dont la trajectoire allait être modifiée à la faveur de deux rééditions, essentielles, sur Awesome Tapes From Africa.

Mais c’est en 2018 que Hailu Mergia allait enfin faire la nique à la fatalité, se décidant enfin à reprendre les choses là où ils les avait laissées une petite trentaine d’année plus tôt en sortant Lala Belu, un album d’une vitalité folle, et qui peinait à cacher le fait que son auteur avait énormément de choses à dire après tant d’années à se taire. Malgré ses nombreuses qualités, Lala Belu était un disque extrêmement touffu, et quelque peu éprouvant sur la longueur, même s’il en émanait une telle énergie et une telle envie de répandre la bonne parole qu’on ne pouvait que se réjouir de ce retour inespéré.

L’album fut bien évidemment suivi d’une tournée, dont on peut imaginer qu’elle aura principalement servi à convaincre Hailu Mergia qu’il ne pouvait en rester là, que son talent ne pouvait s’exprimer discrètement, entre deux courses, comme c’était le cas il y a encore quelques années, lorsqu’il sortait le clavier du coffre de son taxi en pensant à son succès d’antan. Aujourd’hui réconcilié avec le show business, c’est un artiste dans de toutes autres dispositions qui s’offre à nous, et nous le fait comprendre dès le titre du disque, Yene Mircha, qui signifie « Mon choix » en amharique - une impression renforcée par le fait que Yene Mircha a été entièrement produit par Hailu Mergia lui-même.

Il nous a fallu longtemps pour planter le décor, mais il faut bien se rendre compte que celui-ci est aussi important que le disque dont nous parlons aujourd’hui, et que s’il est tout à fait possible de prendre du plaisir à l’écoute de Yene Mircha sans connaître le parcours de Hailu Mergia, le disque prend une toute autre saveur quand on comprend que l’Ethiopien poursuit aujourd’hui une carrière entamée dans les années 60.

Libéré de toutes les contraintes qui pouvaient peser sur lui au moment de mettre Lala Belu en boîte, Hailu Mergia avance enfin ses pions avec toute la liberté que l’on recherche dans un bon disque de jazz. Entouré d’un noyau dur de musiciens, mais également d’invités prestigieux (dont le saxophoniste Moges Habte du Walias Band), Hailu Mergia accouche d’un disque apaisé, non pas dans le sens où le musicien aurait décidé de s’imposer des cadences ralenties, mais bien dans sa manière de s’offrir à nous avec cette décontraction et ce relâchement qui lui permettent de prendre le recul nécessaire sur son travail, de lui offrir les respirations dont il a besoin et surtout d’aller s’amuser sur des terrains de jeu où l’on ne l’attendait pas – les accents dub de sa reprise du « Baynelay Yidal » de Asnakech Worku, un autre disque réédité par Awesome Tapes From Africa, donnent une toute autre lecture de l’original sans pour autant tomber dans le sacrilège.

Comme le démontre cette session de 2018, certains de titres de Yene Mircha étaient déjà en gestation deux ans avant la sortie de l’album, et les versions que l’on peut aujourd’hui entendre témoignent d’un juste équilibre entre la part de ‘dérapage contrôlé’ inhérente à l'éthio-jazz et le besoin de livrer un produit aussi qualitatif que possible. Et force est de constater que ce juste équilibre, jamais il n’est mis à mal sur un disque aux airs de cure de jouvence pour son géniteur.

Le goût des autres :
8 Louis