Una lunghissima ombra

Andrea Laszlo de Simone

Ekler – 2025
par Jeff, le 1 novembre 2025
6

Regarder le monde à hauteur d’hommes, c’est observer de près sa brutalité, sa laideur, son irrationalité. C’est d’ailleurs un positionnement qui fait office de carburant inépuisable pour les propositions musicales les plus nihilistes et violentes de ces 50 dernières années. Mais comme il n’avait aucune envie de faire carrière dans le grindcore ou le black metal, comme son amour pour la pop dans sa forme la plus pure ne pouvait être altéré, Andrea Laszlo De Simone a préféré regarder ailleurs, se créer un cocon dans le confort duquel il n’a plus à se préoccuper de la marche déglinguée du monde.

Depuis Uomo Donna en 2017, le Turinois entretient son image de clochard céleste de la musique italienne, réduisant au plus strict minimum les contacts avec tout ce qui ressemble de près ou de loin à notre civilisation. On devrait lui en vouloir, mais comme à peu près tout ce qu’il a produit à ce jour est d’une beauté renversante, on ferme gentiment nos gueules jusqu’au disque suivant. Et le moment est venu de la rouvrir à l’occasion de ce qui n’est en réalité que son second album – aussi grandiose soit-il, Immensità est un EP et son travail césarisé pour la B.O. du film Le règne animal est trop particulier pour qu’on l’intègre dans nos calculs.

Commençons par ses nombreuses qualités, que n’importe quelle IA vous dégueulera en moins d’une seconde, et qui font d'Andrea Laszlo De Simone un artiste unique, précieux : une propension à exceller dans des compositions qui accumulent les couches façon lasagne étoilée, une envie de faire dialoguer certains des meilleurs cantautori de la Botte (tel Franco Battiato il fait cohabiter canons pop et inflexions plus savantes, d'Ennio Morricone il a capté le pouvoir cinématographique des notes) avec une certaine idée du psychédélisme hérité des années 70, une narration qui oblige de dire de sa musique qu'elle est « cosmique », un désir de s’inscrire dans une forme d’intemporalité. Voilà, c’est encore ça Una Lunghissima Ombra, et ça tombe bien : c'est précisément pour en prendre plein les oreilles qu'on est venu. Oui, mais. Parce que cette fois il y a un mais.

En effet, les choix posés par Andrea Laszlo De Simone, comme les forces du disque qu’on vient d’évoquer plus haut, se révèlent être une arme à double tranchant. Dans ce huis-clos créatif indispensable pour faire rayonner la poésie de son écriture, son génie se fait dévorer dans une espèce de consanguinité qui se fait jour à partir du moment où l'artiste a coché toutes les cases d’une checklist qu'il s’était minutieusement constitué. Si on pouvait pardonner à Uoma Donna ses longueurs, et les inscrire discrètement au passif d'un premier album qui avait trop d'arguments à faire valoir pour qu'on s'autorise à jouer les pisse-froids, on s'est mis en tête de n'exiger la perfection dès son successeur, parce qu'on la sait à portée d'Andrea Laszlo De Simone. Cependant, passé le Sgt. Pepper-esque « Un momento migliore », et après avoir chialé sur quelques-uns de ses plus beaux titres à ce jour (« Per Tè », « Colpevole », « Aspetterò »), Una lunghissima ombra entre dans un faux rythme, avant de carrément nous perdre dans un emballage final bien trop quelconque pour un songrwiter de son calibre.

Ce devait être le plus beau disque de 2025, celui qui allait devenir rapidement une œuvre majeure de la pop contemporaine. Le pari n'est tenu que pendant une quarantaine de minutes. Mais avec un disque comme Una lunghissima ombra, il est aussi indispensable de faire la part des choses : ses deux premiers tiers confinent très régulièrement au sublime et confirment que l'on tient bien ici l'un des plus importants artistes de sa génération. On va faire comme si le dernier tiers n'existait pas, parce que 40 minutes de ce calibre-là, ça n'arrive pas tous les jours.