To Cut And Shoot

Demdike Stare & Kristen Pilon

DDS – 2025
par Simon, le 14 mars 2025
8

Il a toujours été difficile d'encadrer la trajectoire de Demdike Stare. Même autrefois dans le catalogue un peu hypisant de Modern Love, le duo a toujours fait un peu tache aux côtés d'Andy Stott ou de Claro Intelecto. C’est que les Mancuniens ont toujours été un peu ailleurs, en tous cas jamais vraiment là où on les attendait.

Quand la tendance était à la techno-dub conformiste, Demdike Stare proposait une ambient tribale aux confins du cosmos – soyez sûrs d’ailleurs de ne pas passer à côté de leur rétrospective des EP’s Liberation Through Hearing/Forest of Evil/Voices of Dust  ; quand tout le monde voulait tracer une carrière calée sur des standards traditionnels, eux s’embarquaient dans des projets toujours plus isolationnistes et escarpés. Aujourd’hui, Demdike Stare est un vaisseau qui avance seul dans l’espace, affranchi de toute structure fixe. Proposant l’essentiel de sa musique sur son propre label (DDS), le projet de Sean Canty et Miles Whittaker semble être arrivé à maturité, au moins dans sa capacité à ne plus rendre aucun compte et à proposer sa musique avec toute la liberté qui le caractérise. Et cette collaboration avec la cinéaste américaine Kristen Pilon en est une énième preuve.

Destiné à habiller un long métrage expérimental sur la vie de Robert Lewis Stevenson, manutentionnaire et motard originaire de la petite ville de Cut And Shoot au Texas, To Cut And Shoot est une énigme à lui-seul. Il est d’ailleurs difficile d’appréhender lors des premières écoutes cet organisme disparate qui semble évoluer dans un tas de directions différentes. On y identifie évidemment ce dans quoi Demdike Stare a toujours excellé, de la library music au drone-ambient. Mais ce serait nier l'évidence : il y a bien plus que cela ici. On y trouve un travail d’orfèvre sur des boucles sonores incertaines, de la musique de chambre hantée et sinistrement gothique et quand cela ne suffit pas encore pour nous perdre, Demdike Stare pond des séquences rythmiques dub/indus qui viennent se coller là, sans vraiment prévenir.

C’est peut-être là que To Cut And Shoot trouve sa véritable place, dans l’enchevêtrement complexe de sa séquence musicale. Il n’y a rien de forcément violent dans cet album, si ce n’est la liberté totale avec laquelle il évolue. Sa manière de se raconter semble à première vue chaotique, mais c’est la complexité de ce labyrinthe musical qui lui donne toute sa vibration et son puissant rapport à l’émotion. Les images sonores se collent de façon saugrenue et la rythmique globale prend racine dans un vrai cœur dadaïste, impossible à canaliser sous une seule forme. Une performance dont la mise en marche semble à première vue hasardeuse mais qui se révèle être une galerie aux miroirs parfaitement bien pensée, effrayante parfois, mais toujours précise dans ses articulations et magnifique dans la beauté de ses matériaux.

Il y a un foisonnement sonore qui régale ici à bien des niveaux, à condition d’accepter l’équilibre dans l’apparent déséquilibre. Une musique électro-acoustique qui se situerait entre l’œuvre d’hauntology de The Caretaker, la narration en tiroirs de David Lynch, le travail sur les boucles de William Basinski et l’œuvre de Machinefabriek (plus précisément son incroyable collaboration avec Peter Broderick). Une musique nocturne qui se savoure et s’apprivoise sur le long cours, mais qui ne finit jamais d’impressionner dans sa marche en avant singulière, riche et complexe. On n’attendait rien de Demdike Stare, probablement parce qu’on ne savait précisément pas à quoi s’attendre. Force est de constater, une fois encore, la rare qualité de leur travail, et leur place essentielle dans les musiques libres. Magistral.