GOLLIWOG
billy woods

Même si ça nous fait toujours un pincement au cœur quand ça arrive, on doit se réjouir du succès qu’obtiennent certains artistes, à la faveur d’un projet aux angles bien arrondis ou d’un single au succès inexplicable. Il convient aussi de se rappeler que si leur musique est bonne, il n’y a pas de raison que le plus grand nombre en profite, quitte à vivre avec le sentiment complètement con de s’être fait piétiner son jardin secret par des hordes consuméristes.
Et puis il y a ceux à qui on souhaite de louvoyer pour l’éternité dans les égouts fangeux de l’underground, car on suppute qu’ils chérissent trop leur position d’underdogs pour se plier aux injonctions d’un mainstream dans lequel leur créativité crèverait de toute façon en moins de temps qu’il n’en faut à King Gizzard & The Lizard Wizard pour enregistrer trois albums. Le rappeur billy woods est de ceux-là, et son GOLLYWOG est une nouvelle preuve de sa supériorité évidente sur l’écrasante majorité de ses semblables portés par une vision alternative du rap – plutôt à tendance horrorcore pour le disque qui nous occupe.
En réalité, avant même d’essayer de vous parler de GOLLYWOG en choisissant des mots qui feront honneur à un travail d’une tentaculaire profondeur, il faut bien comprendre que dans le cas de billy woods, l’exercice consistant à attribuer une note à un album a de moins en moins de sens. Il est en réalité bien plus intéressant d’appréhender sa musique dans la totalité d’une œuvre, cohérente, régulière et vissée à ses habituels standards de qualité. Tous les albums de billy woods sont différents, et pourtant tous fonctionnent comme la nouvelle pièce d’un puzzle qui trouve aisément sa place.
Ainsi, à l’opposé de ces artistes qui produisent toute leur vie une variation sur le même thème, billy woods préfère travailler la même matière certes, mais la malaxer pour lui donner à chaque fois une utilité nouvelle, une finalité insoupçonnée. Et GOLLYWOG d’être autant le prolongement d’un riche corpus qu’une énième curiosité dont on va prendre des semaines à triturer les aspérités. Un sentiment de nouveauté renforcé par la multiplication des collaborateurs sur ce nouvel album de celui qui, ne l’oublions pas, est la moitié des incroyables Armand Hammer : d’ailleurs son comparse ELUCID est évidemment de la partie, et rejoint par des sommités de l’underground (Al.divino, Preservation), de chèvres patentées (The Alchemist, Shabaka Hutchings) et des inconnus de nos services qui, comme tous les autres MCs ou producteurs conviés à cette drôle de messe, n’ont d’autre ambition que de se mettre au service de la vision singulière de billy woods.
Cet album est un dédale, et le seul moyen d’en sortir vivant est de suivre billy woods aveuglément pour éviter de se faire dévorer par les affreuses bestioles qui hantent son cerveau. L’horreur est au cœur du projet rapologique de billy woods. Mais pas l’horreur à base de mauvais jumpscares comme dans une franchise hollywoodienne fatiguée. GOLLYWOG évoque plutôt les frissons malaisants du cinéma d’Ari Aster. Si on doit lui trouver une filiation musicale, on dira que ce disque renvoie au travail d’un RZA avec son side project Gravediggaz, ou à la paranoïa post-11 septembre si bien saisie par les productions d’El-P pour la clique Def Jux - d'ailleurs, comme pour mieux boucler la boucle d'une Amérique malade de son impérialisme, il produit un des meilleurs titres du disque. Mais ce namedropping est à dire vrai assez vain en regard d’un produit fini qui dévore les égos trop gourmands et élève son géniteur au rang de messie dont les sombres prophéties racontent autant la complexité de sa propre existence que les turpitudes du monde dans lequel nous essayons tous d’avancer.
S’exprimant un jour au sujet de la filmographie et l’œuvre de son compatriote Stanley Kubrick, Martin Scorsese avait tenu ces propos d’une justesse rare : « Regarder un film de Kubrick, c’est comme regarder le sommet d’une montagne depuis la vallée. On se demande comment quelqu’un a pu monter aussi haut. » Après toutes ces années, billy woods n’a pas encore atteint le sommet, mais il le tutoie encore une fois sur GOLLIWOG.