Dossier

2008-2013 : le goût des autres

par Tibo, le 5 octobre 2013

Chronique par Eric Vernay (Fluctuat, Trois Couleurs)

Un freelance qui aime The Wire, le PSG et le bon R&B. Un mec bien.

Frank Ocean

nostlagia, ULTRA

Retour rapide. Le bruit d’une cassette qu’on enfourne dans un lecteur, et qu’on rembobine à la recherche de la bonne chanson. Sur nostalgia, ULTRA, Frank Ocean nous parle d’un temps que les digital natives et les Beliebers ne peuvent pas connaître. La lointaine ère pré-mp3, -Spotify et -YouTube. L’époque analogique où la musique s’incarnait encore physiquement sur des bandes fragiles. Mais cette première mixtape sortie en 2011 a beau faire la part belle au sentiment nostalgique à coup de madeleines vidéoludiques (les interludes font référence à Street Fighter, Golden Eye 007 et Soul Calibur), musicales (reprise du « Hotel California » des Eagles), cinématographiques (sample du Eyes Wide Shut de Kubrick) ou automobile (une BMW orange eighties sur la pochette), le jeune crooner n’a rien d’un revivaliste réactionnaire passionné de gimmicks vintage. Au contraire.

Avec les Canadiens The Weeknd et Drake notamment, mais aussi l’Américain Miguel ou l’Anglais Jamie Moon, il fait partie du bon wagon. Celui des fers de lance d’une véritable renaissance R’n’B opérée au début des années 2010. Tournant délibérément le dos aux chorégraphies spectaculaires de Chris Brown, Usher, Ne-Yo et consorts, en vogue dans les années 2000, le genre mute. Surnommé « hipster R’n’B » ou « PB&B » en référence à la Pabst Blue Ribbon, la bière préférée des branchés, ce néo R’n’B assume sa gueule de bois dans les années 2010. Inquiet, sombre, drogué, il est volontiers anti-spectaculaire. Place aux geeks désabusés, aux lovers qui broient du noir et aux mecs qui doutent. Place à ceux qui osent brusquer l’héritage du new jack de Teddy Riley en le trempant dans une encre spleenétique. En marge des normes hétéros en vigueur dans un milieu hip hop toujours gangrené par le machisme et l’homophobie (y compris au sein de son propre crew Odd Future), Frank Ocean, qui n’a pas encore fait son coming-out bi, jette sur sa tape quelques pistes subversives. « Je ne crois pas que le mariage s’instaure forcément entre un homme et une femme, mais entre un amour et un autre amour » chante-t-il déjà sur « We All Try ».

Musicalement, il ouvre une nouvelle voie, hybride et subversive. Comme The Weeknd et le rappeur-chanteur Drake, Frank Ocean ne cache pas son ouverture à la pop, à l’electro et au rock. La mixtape du neocalifornien est une véritable auberge espagnole de samples et de reprises : « Optimistic » de Radiohead, « Strawberry Swing » de Coldplay et « Electric Feel » de MGMT s’invitent dans le rêve américain du chanteur de 23 ans. Un rêve à la fois mainstream et déviant, virant souvent au cauchemar sous influence, dans lequel se nouent d’étranges rencontres autour d’un bong, comme cette romance avec une apprentie dentiste qui fait du porno pour payer ses études (« Novacane »). La galette a un charme aussi immédiat que tenace, notamment grâce à la voix du crooner, sexy, sensible, sentimentale et discrètement virtuose. Le natif de La Nouvelle Orléans esquive en effet le concours de celui qui a le plus gros falsetto avec une élégance naturelle, décontractée. Et les ballades dark que sont « Swim Good » et « American Wedding », imparables comme la plus lumineuse « Songs For Women », de se tatouer en direct sur nos tympans.

Balancé gratuitement sur Internet par Frank Ocean, ce disque libre et addictif a offert au R’n’B essoufflé par la gonflette et l’abus de glucose un salutaire bain de jouvence trans-genre. Une accélération des particules confirmées par la sortie dès l’année suivante de son premier album officiel, le magnifique Channel ORANGE. Avance rapide.