Tangerine Dream
Le Sucre, Lyon, le 16 octobre 2025
Ce n’est pas tous les jours qu’on a l’occasion d’aller écouter un groupe fondé en 1967. Pour vous donner une idée : 1967, c’est l’année de création de Procol Harum et de Amon Düül. Ça ne nous rajeunit pas - surtout moi, qui était loin d’être né. Tangerine Dream, légende du krautrock, de l’ambient, des musiques électroniques, et de tout un tas d’autres genres, mais aussi une légende de la formation musicale. Groupe composé d’Edgar Froese et Volker Hombach notamment, il est ensuite rejoint par Klaus Schulze, puis plein de musicien·ne.s qui vont et viennent, à tel point qu’il fait partie de ces ensembles des années 1960 qui vont lentement glisser de « groupe » à « franchise musicale ».
Toujours est-il que le trio qui a officié au Sucre ce jeudi 16/10 n’a plus rien à voir avec celui des débuts, même si Edgar Froese a continué à y participer jusqu’à sa mort en 2015. Thorsten Quaeschning est désormais le daron de l’affaire, lui qui est présent depuis 2005, aujourd’hui accompagné de Hoshiko Yamane (qu’on a principalement vue au violon électronique et sur laptop) et de Ulrich Schnauss (à la basse et aux moult synthés).
Invité dans le cadre d’un trio de soirées estampillées Nuits Sonores (avec Sunn O))) et Zentone), le groupe a offert un set spécial pour le 50e anniversaire de Phaedra, un disque sorti en 1975 par un line-up quasiment originel.
Phaedra Fantasy Remake
Quand on arbore le nom de Tangerine Dream, il faut se montrer digne de cette étiquette de magicien du son et d’adorateur de synthétiseurs que cela implique. Coup de bol, Thorsten Quaeschning a le look parfait pour ça. Vous le savez, à GMD, on ne fait pas dans les remarques sur le physique donc je ferai court, mais c’est bien simple : je n’ai jamais vu un type autant ressembler à un magicien de Las Vegas. Coupe de cheveux, gestuelle, il aurait sorti une scie pour couper un Moog en deux que je me serais attendu à avoir un 3 de trèfle dans mon portefeuille à la sortie. Dans cette esthétique très vieille école, au sein de laquelle les synthés bourdonnent de lumières en arrière-plan alors qu’un public de tout âge s’installe – le Sucre avait eu la bonne idée d’installer des canapés pour certaines personnes très âgées – Quaeschning débarque seul avec une flûte à bec ténor pour accompagner un ancestral son de modulaire.
À entendre ces sonorités en live dans une salle comme le Sucre, l’effet est immédiat : ça a vieilli. Et puisque Phaedra est joué dans l’ordre des titres, l’étonnement tiendra jusqu’à la fin d’un « Mysterious Semblance At The Strand Of Nightmares » un poil décevant par rapport au matériau d’origine. Sauf que l’étiquette Tangerine Dream n’est pas celle d’une bande d’antiquaires incapables de vivre avec leur temps, c’est celle d’amoureux·ses des musiques électroniques et de leur évolution. La suite du concert va alors déployer tout son potentiel, comme on passe de la 2D à la 3D, comme on passe d’un très bas à un très haut débit. En recréant avec les effets actuels le feu d’artifice qu’a dû être l’album à sa sortie en 1975, le trio a mis une soufflante à tout le monde.
Déstructuré, plein à craquer de cliquetis et d’effets de boucles, en mouvement permanent dans la spatialisation des enceintes, le son de Tangerine Dream joue avec les limites de ce que le public est en capacité d’entendre. Pour celles et ceux qui apprécient les lives récents d’Aphex Twin ou d’Autechre, il faut imaginer un élan similaire – avec un résultat certes bien différent.
À ce niveau, c’est probablement un des « vieux groupes » les plus intéressants qu’il m’ait été donné d’entendre, si bien que j’ai immédiatement pensé à Final Fantasy. Feu d’artifice visuel et narratif à sa sortie, vite dépassé par la technique, le jeu vidéo des années 1980 et 1990 trouve aujourd’hui une actualisation dans une réflexion complexe et pleine de choix difficiles lors de « remakes » qui n’ont parfois plus rien à voir avec la version originelle.
Faut-il reproduire le gros aplat vert dégueulasse de Final Fantasy VII à l’ère du photoréalisme ? Faut-il jouer Phaedra tel qu’il existe à nos oreilles en 2025, ou bien tel qu’il existait au moment où il a été composé ? Celles et ceux qui y étaient, et il y en avait dans la salle, ont dû apprécier une musique comprise, retravaillée, et qui se paie le luxe de tenir depuis cinquante années l’effet de surprise ; celles et ceux qui comme moi n’y étaient pas en 1975, ont pu revivre quelque chose de cette découverte passée et profiter de ce qui nous reliait tous·tes dans la salle.
On se met alors à rêver : même si tous les vieux groupes ne partagent pas cet aspect essentiel de la technique présent dans Tangerine Dream, pourquoi pas remaker les autres ? On veut voir une version moderne d’AC/DC (est-ce que c’est KGLW?) ! Si d’autres groupes de la même époque ont suivi des pistes similaires, comme King Crimson ou Gong, il semble néanmoins que cette tournée de Tangerine Dream doit pouvoir servir d’exemple, au moins pour la réflexion.
Après une petite heure d’un set qui nous a tous·tes eu·e.s, clap de fin et standing ovation pour le trio de la franchise allemande.
Discoclub et Grand Theft Auto
Sauf que pas du tout, puisque le rappel à duré presque deux heures. Comme libéré du poids du patrimoine, Quaeschning s’est enfin exprimé : « now we can play whatever we want ». À partir de là, Tangerine Dream a abandonné le format du set, enchaîné les singles, redonné de la place à Hoshiko Yamane (qui était un peu sous-utilisée dans Phaedra), et a fait péter le disco.
De l’ambient spacerock au nightclub, on aura donc tout eu pendant ce rappel dans lequel on a repéré quelques titres emblématiques : des titres plus récents mais qui faisaient plus vieux, parce que la présence d’Edgar Froese jusqu’en 2015 a polarisé le groupe dans une atmosphère John Carpenter-like, avec par exemple « Genesis of Precious Thoughts » ; des trucs moins connus comme le très beau « Portico » de leur dernier album Raum, qu’on vous conseille intégralement si vous avez le temps ; de l’OST de GTA V bien entendu, avec « No Happy Endings », véritable consécration pour Froese ; des titres qui synthétisent bien l’histoire du groupe, comme le magnifique « Love On A Real Train » de 1985.
Quelle excellente idée, en tout cas, d’avoir invité Tangerine Dream comme contrepoint des Nuits Sonores : on vous parlait en juin de l’évolution du festival et de sa compréhension assez élargie de la culture électronique. Ici, c’est toute l’histoire d’une multiplicité de genres musicaux qu’on retrouve, d’univers qui ont su se mélanger a posteriori à partir de ces groupes allemands des années 1960. Le trio nous a quittés en promettant de revenir à Lyon ; on y compte bien, car croyez-nous, pas besoin d’être un fan absolu du groupe pour réserver sa soirée.
Crédits photo : Noémie Lacote