Birthing
Swans

Comment appréhender un album de Swans annoncé – une fois encore – comme le dernier, l’ultime, le chapitre final, l’épilogue ? Si on avait émis quelques doutes lorsque The Beggar avait été également présenté comme le der des der, Birthing coche toutes les cases de l’oraison funèbre. Un détail n’avait en effet échappé à personne. Dans une lecture liturgique de l’œuvre de Swans, si The Beggar célébrait la mort (avec des titres sans équivoque comme « Michael is done »), Birthing rappelle qu’après l’Ascension vient la Pentecôte. Et ce n’est pas uniquement de longs weekends dont il est question.
Ultime renaissance, énième mutation, élévation vers l’Éternel – quel qu’Il soit – Birthing s’ouvre comme il se doit sur un cérémonial digne de la Nativité. Dans « The Healers », Michael Gira développe un thème qui lui est cher depuis toujours, celui de la métamorphose, et incarne ici la figure maternelle contemplant sa progéniture dans une sorte de complexe d’Œdipe inversé qu’il psalmodie tel un apôtre d’un culte oublié. Après cette entrée en matière ébouriffante, « I’m A Tower » achève déjà le travail de sacralisation sur un ton proche du rituel païen. La chanson joue à l’élastique, s’étire, se dilate et finit par se révéler dans une embardée kraut, transe hypnotique assaisonnée d’effets de guitare qui lorgnent sur le « Heroes » de David Bowie. On pense évidemment à Berlin, leur berceau commun. Mais aussi à Blackstar, mise en scène autant que mise en abyme ultime de la carrière d’un Bowie, prophète annonciateur de sa fin et de sa renaissance astrale.
Au terme de ces deux premières chansons, le compteur affiche déjà 41 minutes de pure délectation. Arrêté ici, l’exercice aurait donné lieu à l’un des albums de l’année. On s’y plait à relever les influences : les nappes à la Godspeed You! Black Emperor, les avalanches à la Liturgy, quelques grilles d’accords sur « I’m A Tower » sorties tout droit du « Cotton Crown » de Sonic Youth. Pourtant, il faudrait méconnaître profondément Swans pour croire que Gira pourrait s’arrêter après seulement deux titres de 20 minutes. Il m’en reste, je vous le mets ? Ça tombe bien : Birthing a encore plus de 75 minutes sous la pédale. Accrochez-vous.
Après cette mise en orbite, Swans nous sert ce qu’il fait de mieux : mettre en musique un univers en expansion permanente, repousser les limites, explorer de nouvelles sensations, absorber la lumière, revisiter la destruction comme source de création, engendrer un nouveau Big Bang. Petite parenthèse : suis-je le seul à relever les intersections avec l’univers de la saga Alien ? Le choix des titres (« The Healers », « Birthing », « The Merge », etc.) et des thématiques enquillent les emprunts référencés. Le premier volet de la saga réalisé par Ridley Scott ne promettait-il pas que « Dans l’espace, personne ne vous entendra crier » ?
Voulue ou pas, l’analogie sied parfaitement à la suite de cet album, sorte de « perfect organism », à la fois synthèse, négation et dépassement de tout ce que Swans a produit à ce jour. La suite de Birthing se vit comme un lent voyage vers l’au-delà, multipliant les expériences sensorielles, passant de l’immersion à l’apesanteur, du chaos au sublime, du vide à l’infini. En chemin, on croisera l’intensité rituelle et punitive d’Amenra, les respirations méditatives d’Alice Coltrane, l’entêtement obsessionnel de Neu!, les envolées lyriques des premiers Mogwai, voire la posture hallucinée d’un Nick Cave à l’époque où il signait la BO sanglante du western The Proposition. À ce titre, on se sent obligé de comparer les trajectoires divergentes prises par les deux hommes qui semblaient pourtant avoir tant en commun. D’un côté, Gira n’a jamais dévié d’un cheveu dans sa volonté de proposer une œuvre totale, charnelle, qui pénètre jusqu’à la moelle. De l’autre, un Nick Cave devenu sa propre caricature, fringué comme un CEO de hedge fund, vend désormais ses Mako Moulages dans des galeries d’art infestées de millionnaires en doudounes sans manche.
Voilà précisément la conclusion de Birthing : si le parcours de Gira doit s’arrêter, le gaillard peut partir apaisé, fidèle à lui-même, auréolé de 17 albums d’une profondeur jamais égalée, au sommet desquels trône ce dernier disque. C’est tout le propos de « (Rope) Away », morceau final qui, malgré son titre peu réjouissant, referme l’œuvre du Maître sur une ultime révérence qui prône l’apaisement. On devine les oiseaux, on entend les fleurs, on respire la rosée du matin. Car Swans n’est qu’un éternel recommencement.