Dossier

2008-2013 : le goût des autres

par Tibo, le 5 octobre 2013

Chronique par Vincent Théval

VT on the radio (France Musique plus précisément)

Sufjan Stevens

The Age of Adz

The Age Of Adz ou comment survivre à un chef d’œuvre ou la thérapie par électrochocs de Sufjan Stevens. En 2010, le sixième LP du New-Yorkais met un terme à une demi décennie passée à faire à peu près tout sauf un nouvel album : des chansons de Noël, un film, diverses collaborations. On imagine bien la difficulté qu’il peut y avoir à donner une suite à Illinois, classique absolu des années 2000, fantastique somme orchestrale et narrative, dernière frontière entre la pop, le folk, les musiques répétitives, les créations classiques du vingtième siècle.

Avec The Age Of Adz, l’enfant chéri de la pop américaine revient profondément changé mais pas méconnaissable, amoché mais triomphant. Dans un mouvement aussi périlleux que salutaire, Sufjan Stevens signe là son disque le plus singulier et personnel, à la fois centré sur lui-même et ouvert sur de nouveaux horizons accidentés, traversé de violents spasmes dépressifs mais ardemment confiant et humaniste. On y lit en filigrane le récit d’une bataille intime et artistique guidée par une stupéfiante conscience de soi et de son travail. Voilà un artiste qui a eu l’audace incroyable de s’attaquer à deux de ses qualités emblématiques : une voix d’une douceur angélique et des arrangements tendres et opulents, l’une et l’autre dynamités sur The Age Of Adz, un disque monstrueux où Sufjan Stevens réussit le tour de force de tracer une ligne de fracture profonde tout en se restant fidèle. On peut réécouter tous ses disques depuis A Sun Came (1999) et y trouver les indices du séisme qui secoue cet album. Quelques rares chansons épurées y côtoient des morceaux à la fois parfaitement agencés dans leur écriture et violemment défigurés par des arrangements qui entrechoquent chœurs, stridences orchestrales, électronique rugueuse, synthétiseurs antiques et naïfs.

A première écoute, The Age Of Adz heurte, secoue, fatigue. Sufjan Stevens y a d’ailleurs perdu une partie de son public. Il n’en reste pas moins un monumental chef d’œuvre, inquiétant et galvanisant. Stevens s’y inspire des travaux de Royal Robertson, figure importante de l’art outsider, mouvement pictural américain proche de l’art brut, dressant à traits puissants son autoportrait en autodidacte naïf, éploré et presque possédé. Il y a quelque chose de violemment instinctif dans le jaillissement de certains arrangements et sons, un effet de superposition qui parfois ne tombe juste qu’in extremis (les synthétiseurs incongrus de l’incroyable Vesuvius, qui se heurtent aux flûtes chinoises et aux chants en canon pour ne trouver qu’en bout de course une harmonie et un rythme entêtants). 

On reconnaît bien le style de Sufjan Stevens mais il semble avoir été sciemment dynamité, défragmenté en éléments disparates (des cuivres, des chœurs, des étincelles électroniques parlent sans s’écouter sur l’étrange Bad Communication), drogué aux antidépresseurs et artificiellement euphorique (Get Real Get Right) ou parasité par des bruitages extra-terrestres. Avec sa rythmique synthétique qui tombe comme les pièces d’un Tétris, Too Much épouse les canons du gospel et agrège un chœur généreux, des arrangements de cordes, de cuivres et de vents en un maelström hypnotique. L’écriture est là, impériale, résistant aux bouffées d’emphase et aux pleurs sur des formats plus grands que la vie : le morceau titre étire ses huit minutes comme un puissant séisme dont chaque réplique est parfaitement maîtrisée ; l’extraordinaire Impossible Soul est une œuvre dans l’œuvre, vingt-cinq minutes épiques qui concluent l’album sur une transe, un chemin vers la lumière.

Avec The Age Of Adz, album personnel et radical, Sufjan Stevens s’est simultanément libéré de l’unanimité béate suscitée par sa discographie jusque-là, et hissé haut dans le ciel pop moderne, bien au dessus de ses contemporains. D’ailleurs la suite prendra place dans les étoiles, ni plus ni moins, avec le projet Planetarium, conçu avec Nico Muhly et Bryce Dessner, présenté sur scène en 2012 et bientôt gravé sur disque.