Dossier

2008-2013 : le goût des autres

par Tibo, le 5 octobre 2013

Chronique par Julien Lafond-Laumond

Ancien de la maison, dont on ne se remet pas du départ. Surtout depuis qu'il pige chez la concurrence (SWQW, Rage Mag, Playlist Society).

DJ Sprinkles

Midtown 120 Blues

On le sait bien, la house est rarement une affaire d’albums au sens classique du terme, que l’on écoute tranquillement, dans le confort de notre chez nous ou dans l’isolement duveteux permis par nos casques. La house est plutôt une musique qui se vit dans des espaces dédiés, dans l’effervescence du boire-ensemble ou dans des expériences supra-quotidiennes qui, de toutes les façons, nous insécurisent. De fait, les grands albums de house sont ceux qui acceptent cet état de fait, et qui à partir de ce mur premier – l’incapacité à coucher sur disque un contexte agité et maniaco-dépressif de club –, élaborent un dispositif nouveau, hybride, qui dépasse cette contradiction fondamentale de la house sans dancefloor pour construire un projet novateur et inouï.

Ce tour de force, personne ne l’a mieux réussi que DJ Sprinkles. Midtown 120 Blues est certes toujours un disque de club, mais, chose étrange, il s’agit ici d’un club vécu et perçu du dehors.
Tout le monde connaît par exemple la situation d’entendre les basses frapper à l’intérieur d’un établissement dans lequel nous ne sommes pas encore entré. Nous sommes dans la file d’attente avant la case physio, peut-être sommes-nous toujours sur le goudron de la rue en train de finir notre clope, et la musique promise et espérée ne se détache pas encore du son urbain alentour, c’est une musique étouffée, lointaine, qui attire toute notre attention, oriente tout notre désir en n’étant pourtant guère plus réelle qu’un simple mirage se dessinant dans le bruit ambiant. Ici, à la lisière du club, nous sommes sur le seuil, en équilibre précaire sur un présent sans matière, tourné vers un avenir duquel nous attendons tout. Et cet instant, c’est comme si Dj Sprinkles l’avait épinglé. Comme s’il l’avait échantillonné et bouclé jusqu’à l’infini.
Midtown 120 Blues n’est ainsi pas un disque qui se danse, c’est un disque où, à la limite, on rêve de le faire. Les muscles ne rougissent pas, la sudation reste normale, la prise de sang est bonne. En écoutant Midtown 120 Blues, le corps reste entre parenthèses, il est ajourné. Tout se passe dans le vague du regard, dans le repli sensoriel où, à force de lâché prise, une émotion émerge. Concrètement, il pourrait s’agir d’un disque d’ambient tant où y est répétitif, léthargique, progressif. Sauf que c’est un disque qui ne pense qu’à la house, qui est obsédée par elle. Les kicks et les basses sont infimes, les claps se posent comme des plumes, mais ils sont là, ils sont tous là ; et c’est comme une série de tracks classiques qui seraient devenus tout à coup translucides, qui se seraient dilatés dans le temps et dans l’espace, qui auraient quitté le monde de la nuit à plusieurs pour coloniser celle des solitaires endormis.

Midtown 120 Blues ne touche à rien d’autre qu’à notre imaginaire, il s’insinue en nous, réforme et déforme notre perception pour n’avoir en bout de chaîne que quelques mots en bouche, des mots à propos de la house et de sa mythologie particulière, du souhait de s’offrir à elle avec une certaine forme d’espoir et de mélancolie. La house est secrète et attirante, Dj Sprinkles le sait, il vie enraciné en elle. Et parfois, donc, il nous le fait savoir. Et on rêve alors de clubs, on les fantasme en faisant simultanément une expérience yogique, on s’élève, on se perd, et il n’y a personne avec nous.