Off The Radar #11

par la rédaction, le 26 février 2016

Frank Bretschneider

Isolation

Simon

Conçue comme une partie de l’installation Zwei Zellen/Hörgang Bautzen II en 2012, la nouvelle œuvre de Frank Bretschneider (que beaucoup connaissent pour ses nombreuses œuvres sur Raster Noton) installe son imaginaire autour de la prison de Bautzen II, établissement de l’Allemagne de l’Est qui a servi de camp de détention pour des prisonniers politiques entre 1956 et 1989. Le ton est dramatique, d’autant plus que Isolation se conçoit comme un voyage auditif qui explore et interprète l’impact de la privation sensorielle (couplée aux sévices corporels) ainsi que la manière avec laquelle cet environnement change la perception auditive (incluant troubles et maladies). Pour ce faire, l’Allemand fait usage de multiples techniques sonores allant du drone tonal au silence, de l’infrabasse aux illusions psycho-acoustiques pour un résultat plutôt remarquable, en plus d’être brillant d’un point de vue académique. Une musique exigeante mais en permanence recentrée sur le sujet lui-même. Une série de plans et de monochromes qui donnent souvent le tournis, mettant en musique l’étourdissement, les hallucinations et la perte de connaissance, matérialisant l’attente et transcendant l’ennui. Une musique humaine, absolument minimaliste dans son écriture mais pleine à craquer dans son implication. Un monde d’oscillations où la frontière entre le tangible et la suggestion mentale n’a jamais été aussi fine.

Ánde Somby

Yoiking with the Winged Ones

Côme

S’il est régulièrement nécessaire d’expliquer certains concepts dès que l’on parle de musiques expérimentales, il faut pour bien comprendre ce Yoiking with the Winged Ones aborder une culture toute entière : le yoik est en effet une des plus vieilles technique vocales d’Europe et est considéré comme la musique folk du peuple Sami, ethnie présente en Norvège, en Finlande ainsi qu’en Russie et dont les traditions ont été quasiment perdues lors de la saisie de leurs terres, la destruction de leur mode de vie basé sur l’élevage de rennes et la christianisation de ce peuple, au point que l’on considère généralement la culture Sami comme étant en voie d'extinction. Cette nouvelle sortie de Ash International (label frère de Touch essentiel dans le domaine des musiques expérimentales) nous fait donc rencontrer Ánde Somby, juriste Sami spécialiste du droit des peuples indigènes en plus d’être yoikeur, dans une performance absolument phénoménale issue de captations au grand air : Ánde chante à s’en faire éclater les cordes vocales, rappelant les techniques vocales des peuples amérindiens, utilisant les limites de sa voix notamment dans les graves et faisant résonner les montagnes environnantes dans trois de ses propres compositions, qui laissent la part belle au silence entre deux répétitions, à l’écho et aux bruits des oiseaux. Réalisé en collaboration avec Chris Watson, immense field artist, auteur notamment d’un magnifique El Tren Fantasma, et responsable de la prise de son et de la post-production, il s’agit ici de sublimer la voix du chanteur en la spatialisant et en la contrebalançant avec le bruit des oiseaux qui brisent le silence du cercle arctique et donnent son nom au disque. Un disque entre continuation de la tradition et affirmation d’un style moderne, et surtout une œuvre à l’intensité rare et aux contrastes fascinants.

ADR

Deceptionista

Simon

La question de la vacuité musicale dans les musiques électroniques a pris tellement d’ampleur ces dernières années qu’on peut l’institutionnaliser aujourd’hui sans trop de risques. Des mouvements musicaux comme la vaporwave, des labels comme PC Music, des artistes comme LE1F, combinés au tout-internet, au streaming et aux acharnés de 4chan ont fini par faire du vulgaire et du creux une nouvelle norme. Cette situation sans véritable précédent pose un tas de questions cruciales, qu’on développera probablement dans un dossier-fleuve un de ces jours. En attendant, si on vous parle de tout ça, c’est que le Deceptionista de ADR peut s’expliquer par ce qui précède. Mais pas que. C’est que Aaron David Ross, nouvelle recrue de l’excellentissime label PAN, propose une approche assez aboutie de la dématérialisation et de la quête de nouveaux mondes digitaux. Montée sur carte SD et intégrant une sorte de jeu vidéo auto-suffisant via Vpeeker (une sorte d’abomination qui génère des vines du monde en temps réel au moment de leur post), cette demi-heure de musique ne parle que de glitchs, de fractures sonores, de détritus liés à internet et de patterns plus ou moins complexes. Un disque hautement philosophique dans un sens, potentiellement creux dans son impossibilité à se distancier du technologique mais furieusement précis dans ses improvisations laptop. Un disque finalement entièrement juste puisque totalement généré, répondant à la logique parfaite d’une mécanique algorithmique (quelle qu’elle soit) qui en fait une sorte de réponse bubblegum à l’excellent Blaster de James Hoff sorti peu avant sur le même label. Une certaine idée du vide 2.0, mais bien plus érudit que les poseurs cités plus haut.

KETEV

Traces of Weakness

Côme

De Yair Elazar Glotman, on a déjà dans ces pages abordé le contrebassiste amoureux fou de son instrument au travers de ses Études. Mais si l’Israélo-Allemand est talentueux armé d’un archet, il est également redoutable lorsqu’il l’abandonne au profit des synthétiseurs analogiques et des magnétophones reel to reel sous le nom de KETEV, avec deux excellentes sorties chez Opal Tapes et Where to Now?. Ce nouveau disque sur ce label, intitulé Traces of Weakness, le voit par ailleurs utiliser une arme de composition massive : le synthé modulaire Buchla de l’EMS de Stockholm, également utilisé par Frank Bretschneider pour Sinn + Form. Bien sûr, utiliser le matériel le plus complexe possible ne garantit pas nécessairement un résultat exceptionnel et si ce LP est impressionnant par ses techniques de composition, il l’est avant tout par l’intérêt accordé aux détails, aux différentes textures et aux mutations sonores absolument remarquables. Depuis un premier morceau qui se déploie petit à petit et dont l’évolution apparaît si limpide que l’on en vient à oublier le cauchemar qu’a dû être le recâblage fréquent nécessaire à une telle composition, tout s’enchaine naturellement, entre field recordings et mélodies délicates ("Traces of Weakness") et long tunnel techno sur le troisième morceau, "Linger", qui le voit revenir sur des terrains beaucoup plus empruntés. L’écriture est néanmoins extrêmement pointue, témoignant à tous les instants d’une intelligence rare dans la composition (en raison de son bagage classique ?) et surtout d’une véritable vision pour sa musique, de plus en plus complexe mais toujours sincère.

Somaticae

Electricité

Simon

Si on apprécie généralement les travaux de Low Jack, Qoso ou Mondkopf, nos sentiments pour In Paradisum passent du plan cul à l’amour passionnel à chaque fois que Somaticae sort de sa cave pour nous offrir quelque chose de substantiel. On se fout pas mal qu’il agisse seul ou en groupe (Insiden, Balladur), qu’il organise des festivals expé dans des lieux magiques, qu’il passe du noise à la techno en passant par le drone ou la synth-wave, tout ce que fait Amédée De Murcia finit toujours par trouver grâce à nos yeux d’adolescents transis. Et ce n’est pas près de s’arrêter avec ce Electricité, recueil d’improvisations compilées pour la nouvelle série du label - IPX , focalisée sur l’expérience live. On retrouve un Somaticae bien en verve, proposant vingt-huit minutes de semi-improvisations brûlantes. Si on débute le premier titre sur de la texture folle 100% laptop, le propos n’est en rien limité et se gonfle pour devenir rapidement une affaire de sentiments puissants. Les titres mutent souvent en une musique pour diapasons et s’approprient des architectures presque religieuses avec une flopée de samples pastoraux (surtout, ne passez pas à côté de l'incroyable "27-07-2014"). De la construction solide, qui joue sans cesse avec la frontière entre écriture organique structurée et semi-improvisations digitales pures. Une ode magnifique à la saturation sonore et un nouveau coup d’éclat pour le producteur français, pour ne pas changer.

Daniel Menche & Mamiffer

Crater

Bastien

La morsure du froid, les arbres blancs et gelés, la lumière rasante, la solitude d’une balade en forêt. Si toutes ces douces images ont le don de te faire fuir vers ton plaid et ta tasse de darjeeling, tu peux arrêter ici la lecture de cette chronique. En revanche, si la nature en état de mort clinique attise ta curiosité et réchauffe ton cœur de demi-fou, cette collaboration entre Daniel Menche et Mamiffer devrait pleinement satisfaire tes penchants les plus tordus. Pour les présentations, faisons dans le sommaire puisqu’il y a de fortes chances que le nom de Daniel Menche ne te soit pas inconnu : l’Américain a en effet officié sur Sub Rosa, Touch Music ou Editions Mego (avec l’excellent Marriage of Metal). Pour l’autre moitié, il s’agit d’Aaron Turner, boss de la référence métal Hydra Head et guitariste d’ISIS, et de sa femme Faith Coloccia, un couple davantage attiré par les guitares saturées dégueulant du drone que par les dîners cul-cul aux chandelles semble-t-il. Le décor est posé, les acteurs sont présentés, il ne reste donc plus qu’à dérouler l’histoire. Celle-ci va s’écrire avec de délicates touches de field-recordings et des monolithes de drones, le tout baigné dans le chaos noise. Crater se compose de six pièces d’une beauté saisissante qui se déploient lentement, couche par couche, jusqu’à atteindre un climax de dissonances et de vibrations d’une épaisseur quasi-palpable. Au-delà d’une composition impeccable, l’ensemble est d’une maîtrise technique de tous les instants. On se retrouve la mâchoire à terre devant le grain des enregistrements field-recordings d’« Alluvial », percuté par la lourdeur des guitares drones de « Husk », la délicatesse des pianos de « Maar » et les manipulations noise et le foisonnement d’ « Exuviae ». Un voyage au centre du Crater que l’on refera maintes et maintes fois.

Roly Porter

Third Law

Côme

Si on parle peu souvent dans ce dossier de Tri Angle, ce n’est pas parce que le label américain ne produit pas de bons disques mais qu’il a toujours eu le cul entre deux chaises, faisant le grand écart entre la witch house de Balam Acab et le dark ambient de The Haxan Cloak. Roly Porter, c’est un peu ce dernier en plus méchant, ou tout du moins en plus rentre-dedans, et Third Law est avant tout un grand moment de basses sismiques et de montées en puissance. Le producteur Anglais n’a cependant aucune difficulté à se démarquer, notamment au niveau de sa maitrise des ambiances, des thèmes abordés (l’espace et la science-fiction, comme sur ses deux précédents opus) et surtout de sa capacité à créer des passages absolument épiques. Une grandiloquence qui certes le dessert sur quelques écarts mélodiques un peu trop faciles qui rappellent quelque peu le dernier Ben Frost, mais qui est parfaitement excusable eu égard à la maitrise globale du projet.