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par la rédaction, le 21 avril 2022

Histoire de se saisir pleinement d’une œuvre, la posture idéale que toute rédaction devrait adopter tient dans ce seul credo hâte-toi lentement. Chez Goûte Mes Disques, on tente déjà de le respecter en ne cédant pas à la tendance moderne selon laquelle l’actualité ne pourrait être traitée qu’en 140 caractères, et qui finit par nous flanquer la musique au cœur d’un bordel mal éclairé, façon chrono-stock. Malheureusement, le temps manque pour tout le monde. On s’est donc proposé de vous en faire gagner en sélectionnant le meilleur de ceux qui l’ont pris, au travers de la présentation de quatre ouvrages récents qui déplient avec talent l’une ou l’autre dimension de la musique.

Daft

Pauline Guéna et Anne-Sophie Jahn

On le sait, et surtout, ils le savent : la meilleure histoire des Daft Punk, c’est celle qu’ils se décideront (peut-être) à nous raconter un jour. En attendant, Guy-Man de Homem-Christo et Thomas Bangalter profitent de leur retraite anticipée en regardant les zéros s’amasser sur leur compte en banque. Depuis l’annonce de la séparation, rares sont les articles qui ont réussi à nous parler de la formidable épopée du duo dans des mots qui nous touchaient ou nous intéressaient. En réalité, hormis la très bonne enquête sur la fin de leur histoire parue dans Society, on est bien en mal de citer quoi que ce soit de significatif. Sauf que depuis quelques semaines, on a enfin droit à ce bel os à ronger qui manquait à nos vies avec le Daft de Pauline Guéna et Anne-Sophie Jahn, ouvrage paru chez Grasset et qui se situe à mi-chemin entre le roman et l’enquête.

Très correctement documenté, bourré d’anecdotes croustillantes et de personnages secondaires qui le sont tout autant, en ayant pour matière première de longs entretiens avec des gens qui ont été proches du groupe, Daft est moins un récit de son inexorable ascension vers les sommets planétaires qu’une lecture très pertinente (et pleine d’une affection qui ne plombe pas la crédibilité du projet) d’une période qui a fait date dans l’histoire de la musique de ces 50 dernières années. Pensé pour le fan comme pour le profane, Daft remplit pleinement sa mission informative, et remet de l’ordre dans le grand récit de la French Touch. Plutôt que de s’aventurer à raconter toute la trajectoire du duo dans une chronologie scolaire et rébarbative, Daft se concentre sur une période assez courte, qui va de la naissance du groupe à la parution de Discovery. Autrement dit, ce que l’on voit dérouler sous nos yeux ébahis, c’est toute la période « humaine » de Daft Punk, racontée à l’aune des « premières fois » – de la première critique négative dans le Melody maker qui va tout changer, jusqu’à la première diffusion de « One More Time » dans les enceintes du Rex.

Mais la vraie intelligence du livre, c’est de faire du duo un acteur presque secondaire du récit. Il préfère faire briller tous ces personnages qui sont certes des faire-valoir, mais qui auront été essentiels à la fabrication de la légende – car on comprend vite que rien ou presque dans cette épopée n’a été laissé au hasard. A la lecture de ces 200 pages qui s’avalent d’une traite, on réalise combien le succès d’un duo qu’on aura toujours vu comme isolé du reste du monde tient aux actions ou aux mots de ces gens qui n’ont jamais eu voix au chapitre. En l’absence d’un récit de première main, c’est eux qui nous permettent de comprendre ce qui a bien pu se passer dans la tête des deux Français et comment certains choix de carrière ont pu être posés – toujours pour le meilleur, jamais pour le pire.

(Jeff)

GUENA (Pauline) et JAHN (Anne-Sophie), Daft.
Paris, Grasset, 2022, 216 pages.

Profession : rock critic (vol. 2)

Albert Potiron

On est bien placés ici à GMD pour savoir que l'on vit une époque où s'exprimer sur la musique est à la portée de tous et qu'il n'est pas toujours facile de se frayer un chemin à travers la masse d'amateurs compulsifs, assoiffés de polémiques (qui a dit troll?), à la gâchette facile devant un clavier. Après, il y a le style et le talent qui font la différence. Il fut un temps où ce hobby chronophage était d’ailleurs un métier. Et ce métier, en plus de perdurer, il a évolué. Nous n'en avions pas parlé à la sortie du premier volume, mais nous avions pris un plaisir certain à la lecture de Profession : Rock critic d'Albert Potiron, lui-même chroniqueur chez Gonzaï, Technikart et Noisey. Des « critiques rock » en France donc, d'où ce titre, alors que plus d'un intervenant ne peut être réduit à ce seul courant – comme si le simple terme évoquait une époque et une façon de faire bien à lui ; que l'on parle de pop, de jazz, de métal ou de rap.

Face à ces constats, qui d'autre qu'un chroniqueur musical pour se fendre d'entretiens à la chaîne avec d'autres gratte-papiers? Qui pour mieux cerner ce qui est pour beaucoup le plus beau vrai-faux métier du monde, celui où on se pince tous les jours à être payé pour « juste » assouvir une passion des plus naturelles. Mais ça, on le sait, pour la plupart des noms les plus connus qui apparaissent le long des deux douzaines de portraits, tout ça, c'était avant. Et si la question n'est pas de savoir si oui ou non c'était mieux, ce qui est certain, c'est que c'était différent. Néanmoins, ce qui ne change pas, c'est cette flamme pour la musique et les mots qui l'accompagnent.

Dans le petit monde de la critique musicale française, présenté dans ces deux tomes, il y a bel et bien les anciens et la relève. La vieille garde donc, celle qui se plaît à se raconter à travers l'âge d'or de la presse musicale, celle de tous les possibles, des services de presse en pagaille et des voyages promo allongés par une industrie musicale généreuse. Le tout sur fond d'une liberté de ton qui peut faire rêver et qui était, paradoxalement, peut-être moins cadenassée qu'aujourd'hui, malgré les outils actuels infinis dont on dispose, mais qui peinent parfois à toucher leur cible. En gros, les années Inrocks, Best, Rock & Folk, mais aussi les pages culture de Libération ou de Télérama, animées par les incontournables Isabelle Chelley, Philippe Manoeuvre, Michka Assayas, Lydie Barbarian, Olivier Cachin, Jean-Daniel Beauvallet et autres Yves Bigot, tous passés maîtres dans l'art de raconter leurs parcours avec une fierté – à peine feinte – d'avoir été un maillon de cette époque révolue. Viennent ensuite leurs successeurs, représentés par Charline Lecarpentier, Bester ou encore Lelo Jimmy Batista et tant d'autres, officiant autant pour The Drone que Magic, pour la plupart biberonnés par toutes ces plumes précitées avec cette envie de faire passer et partager ce goût pour la musique, quel que soit le support.

On l'a dit, la donne a changé et n'importe quel influenceur peut faire des ravages en trois secondes sur Tik-Tok, ce qui rend au final cette démarche désintéressée d'écrire, dans un monde qui a de sérieux problèmes d'attention, encore plus singulière et précieuse. Quant à en compiler les productions pour en faire un livre, il n'y avait que Gonzaï pour répondre à l’appel, ce qui nous rassure : tout n'est pas complètement perdu.

(Eric)

POTIRON (Albert), Profession : rock critic,
vol. 2, Paris, Gonzaï Media, 2022, 400 p.

Sales chiens

JB Hanak

Pour prendre la pleine mesure de la rugosité de la vie en tournée, il suffit de jeter un rapide coup d’œil au van souvent parqué devant la petite salle où vous payez quelques pauvres euros pour assister au concert de ce groupe qui monte, mais qui n’est finalement pas encore très haut, vu la dégaine du véhicule qui le transporte aux quatre coins du Continent. Il ne faut jamais oublier qu’en l’espace de quelques semaines, ces grands malades vont avaler des milliers de kilomètres de bitume, apprenant au passage les joies de la vie en toute petite communauté, et tout l’éventail des odeurs corporelles repoussantes qui vont avec. Et quand ils ne seront pas enfermés dans ces quelques mètres carrés, ils essayeront probablement de récupérer quelques points de vie dans une auberge de jeunesse au confort digne d’un camp d’entraînement de la Légion étrangère. Bref, quand on connaît un peu les conditions de vie inhérentes à une tournée, on comprend que certains aient envie de péter dans la soie une fois que le vent commence à tourner, et les cachets à monter.

Ces anecdotes de tournées où tout peut partir en sucette au moindre écart par rapport au plan initial, c’est le point de départ de Sales chiens, le premier roman de JB Hanak, infatigable poil à gratter de la scène alternative hexagonale ayant connu un succès bien mérité au début des années 2000 avec dDamage – formidable groupe electro-glitch-hop dont le meilleur album, Radio Ape, a d’ailleurs été réédité l’année dernière. Mais nul besoin d’être familier avec le projet qu’il formait avec son défunt frère Fred pour rentrer dans Sales Chiens, récit palpitant qui nous plonge avec beaucoup d’humour (et un brin de désenchantement) au cœur d’une tournée où tout foire pour les mauvaises raisons, où le moins beau de l’âme humaine côtoie trop souvent le pire.

Bien qu’on soit ici face à un vrai page turner, une mise en garde s’impose : lire Sales Chiens, c’est être régulièrement pris d’un sentiment de dégoût ou de malaise face aux plans scabreux et aux attitudes détestables de certains protagonistes – à qui rien ou presque ne sera épargné dans un retour de karma permanent. Ces gens-là ne vont pas bien, et ne font rien pour aller mieux, quand bien même, par une magnifique pirouette finale, JB Hanak parvient à nous faire entrevoir la lumière au bout de ce bien sombre tunnel. Cet inconfort de tous les instants sert ainsi de carburant à un récit qui s’évertue à nous prouver que non, le fond ne pourra jamais être touché par cette bande de joyeux dégénérés incapables de se tirer vers le haut, mais pour qui on a pourtant pas mal d’affection au final ; un vrai miracle. Un roman coup de poing. Dans les burnes.

(Jeff)

HANAK (JB), Sales chiens,
Paris, Leo Scheer, 2022, 274 p.

Comedian rhapsodie

Thomas VDB

« Je voulais d'abord faire un livre drôle, mais je ne me sentais pas les épaules pour écrire un truc fictionné. J’ai beaucoup rêvé en lisant des romans qui me faisaient rire. Ma référence absolue dans le genre, c’est l’autobio d’Alan Partridge, le personnage inventé par Steve Coogan. Je ne mets aucun livre au-dessus, en termes de comédie. Bon, je ne lui arrive pas à la cheville. » Ainsi me parle Thomas VDB dans un petit café situé juste à côté de la gare Montparnasse, où le comédien, désormais installé à la campagne, passe une bonne partie de son temps, entre dates de tournée et retours à la maison.

Le livre en question, Comedian Rhapsodie, on ignore encore à ce moment-là (donc après lecture, mais avant rencontre), comment le classer. Alors on lui demande. Thomas anticipe : « on m’a dit que mon livre était une audiobiographie, et j’aime bien. Une autobiographie, franchement, je me suis dit “qui suis-je pauvre connard de 44 ans pour en écrire une ?”. Et en fait, j’ai pensé que si je pouvais faire rire les gens, et moi-même (c’est ce qui valide mes vannes, que ça me fasse rire), si j’ai la politesse d’être drôle, cela atténuerait le côté nombriliste de l’exercice. C’est en fait moins une autobiographie qu’une histoire de mes obsessions musicales. »

Il s’agit donc moins de lui que de ce que la musique – tant son écoute que son apprentissage professionnel (le monsieur fut rédacteur en chef d’un magazine populaire) – a pu bouleverser dans son quotidien, très tôt fait de vannes, de sketchs de rue, d’envie d’autre chose. Pas torturé (même s’il a comme tout le monde passé trop de temps à écouter Pinkerton), pas non plus spécialement engagé (même si, comme tout le monde, il s’est mis au vert), VDB ne prétend pas ici être autre chose qu’un mélomane doté d’un talent évident pour faire rire. Alors il parle de ce qu’il connaît, et c’est hilarant. Il raconte Korn, le fan club, la gêne dans un fast-food, il raconte Coltrane, ou plutôt, ce qu’il aimerait entendre chez Coltrane, il raconte les costards cravates qui débarquent un jour dans un magazine de rock, pour saper un moral qui n’en demandait pas tant.

Thomas VDB parle de musique, sa musique ; de rock, son rock. Mais en filigrane, c’est aussi une industrie de la presse musicale qui se dessine, industrie morte, tout du moins moribonde, triste. Pas grave. Quand au tournant des années 2000, le métier change, Thomas, lui, ayant déjà changé de métier, passe le plus clair de son temps à voyager un peu partout en France pour tester des blagues, perfectionner ce qu’il maîtrise aujourd’hui pleinement. L’histoire de la naissance d’un mélomane, d’un artiste. Et l’un des livres les plus drôles de mémoire récente.

(Nico)

VDB (Thomas) Comedian rhapsodie,
Paris, Flammarion, 2021, 384 p.