Dossier

Television Rules The Nation #20

par Nico P, le 7 mars 2023

Chaque numéro de Television Rules The Nation, ce sont cinq suggestions, qu'il s'agisse de films, de séries ou de documentaires. Et à chaque fois, un lien avec la musique, mais pas forcément avec l'actualité, le dossier se voulant d'abord être alimenté par la seule envie de partager des contenus de qualité.

Girl Picture

Elles sont trois. Trois filles, plus du tout des enfants, pas vraiment des adultes. Des adolescentes alors ? Oui, mais loin des clichés, loin des tracas amoureux stéréotypés, loin de ce que l’on pourrait, en somme, imaginer.

Girl Picture est autant le portrait de ces jeunes femmes que celui d’une jeunesse toute entière, à la recherche de sentiments, parfois, de plaisirs plus immédiats, souvent. La nuit finlandaise est sombre, omniprésente, il faut bien prendre la lumière autrement. Les filles du titre, ce sont donc elles. Mimmi et Rönkkö, deux amies qui, après leurs études, travaillent dans un bar à smoothies, et aiment discuter de leurs attentes et de leurs frustrations en matière d’amour et de sexe. Mimmi est attirée par Emma, une patineuse artistique qui prépare les championnats d’Europe, tandis que Rönkkö va de fête en fête et fait d’étranges rencontres.

Une quête du désir donc, une quête de vie, à l’image de la réalisation (signée Alli Haapasalo, une femme donc, cela se voit, cela se ressent), pop, rythmée, romantique aussi, on y danse sur du Perfume Genius, on y rêve au son de Julie London. Sneaks, Caroline Shaw, Yma Sumac complètent une bande sonore moderne, envoûtante, excitante même. Girl Picture, ou le portrait de jeunes filles en feu. (Nico P.)

Ghost Song

Pour moi, Mad Max : Fury Road a quelque chose de fascinant, et notamment parce que tout dans ce film, malgré la bataille pour l’eau (tristement actuelle), a quelque chose de délirant, de hors-norme, de fantastique, presque au sens littéraire. Et puis je regarde Ghost Song, et je me rends compte qu’aux Etats-Unis, Mad Max, ce n’est pas du tout de l’ordre du fantastique. C’est même juste une légère modification du réel.

Il faut dire que Nicolas Peduzzi a tout pour faire de son documentaire une entité esthétique complètement dingue. Le film suit principalement OMB Bloodbath, une rappeuse de Houston surfant dangereusement entre les guerres de gang, la lean et les strip clubs. En parallèle, on trottine aux côtés de deux types de la classe moyenne, fracassés par leur enfance et dont l’existence se résume principalement à une quête continue de soi dans l’éventail toujours plus large de la chimie moderne. Entre deux rails, ils prennent la guitare et rejouent des scènes de leur passé sur un air de blues. Plus qu’une échappatoire, la musique de Houston est présentée comme l’organisme qui maintient le monde. Broyée par une ville tentaculaire et monstrueusement engluée dans le pétrole, l’humanité subsiste comme par magie (de l’art).

Et derrière toute cette violence, un ouragan se prépare. Entre les néons des clubs, les éclats des flingues et les pointillés de lumière des téléphones, les éclairs s’amoncellent dans la nuit et annoncent une apocalypse qui semble déjà là. Houston, superbe, terrifiante. (emile0)

Babylon

Si vous allez voir le dernier film de Damien Chazelle au cinéma – et honnêtement ne le regardez pas sur votre écran d’ordinateur, cela n’aura aucun intérêt – vous serez peut-être un peu sonné par son début fracassant. Une soirée dionysiaque, des culs, de la coke, des bites, des morts, des éléphants, de la merde, et de la musique à fond la caisse pendant plus d’une demi-heure (positivement ressentie trois heures), mais qui laisse rapidement place à une impasse monumentale. On y voit par la suite Margot Robbie, son personnage pourtant si à l’aise dans toutes les situations, incapable de faire une seule prise sur le tournage de son nouveau film. La raison ? Il est sonore.

Dans Babylon, la musique est tout à la fois : support des soirées, elle accompagne le déchaînement visuel et quasiment olfactif qui s’en dégage, rend avec une intensité rare l’énergie présente à Hollywood aux débuts des années 1920 ; et puis elle devient un problème à gérer. Et lorsqu’une force doit être gérée, elle devient canalisée, régulée, puis vite ennuyeuse. Le trajet du personnage de Sidney Palmer, saxophoniste de fond de salle passé au premier plan, est particulièrement parlant. Pour rendre tout cela aussi sensible que Chazelle l’a probablement voulu, Justin Hurwitz fait un excellent taf, proposant un mélange entre des thèmes qui miment les valses au piano et un big band entre Duke Ellington, Meute et Goran Bregovic censé rendre compte de la fausse vraie vie derrière la caméra. (emile0)

Fleishman Is In Trouble

Cela fait un moment que FX a mis le pied dans la porte des mini-séries, et si vous suivez leurs productions ou si vous avez un abonnement Mickey+, vous savez qu’il y a du pas très original, du regardable en faisant autre chose, mais il y a aussi du très bon. Il y a la géniale série Dave dont on vous parlait dans un numéro précédent, et il y a désormais Fleishman Is In Trouble. Moins d’une dizaine d’épisodes pour un casting qui, malgré son apparence première de cimetière des acteurs·rices de séries, est en fait particulièrement bien fait. Jesse Eisenberg donne la réplique à sa compagne à l’écran Claire Danes (Homeland) sur une narration de la meilleure amie de son personnage, Lizzie Caplan (Masters Of Sex), elle-même mariée à Josh Radnor (Ted Mosby de How I Met Your Mother).

Du beau monde, mais surtout deux couples dont les problèmes relationnels se répondent et s’entrecroisent dans une narration dont le fil conducteur est la démultiplication des points de vue. Fleishman Is In Trouble est une série sur le vertige qu’est la prise de conscience de la souffrance de l’autre. Un fil conducteur parfaitement rendu par le travail de Caroline Shaw : la compositrice américaine, diplômée de Yale et Princeton, est la figure cool et mainstream de la création contemporaine outre-Atlantique. Avec son travail minimaliste et vocal, elle a réussi à intégrer les créations orchestrales réservées au public de la musique « classique » à la pop culture, jouant son propre rôle dans la géniale série Mozart In The Jungle, et trouvant ici de quoi rendre la monotonie d’une vie de couple installée dans le minimalisme, mais aussi cette perspective étourdissante sur la multiplication des points de vue que permet la polyphonie musicale, ces voix qui cherchent à s'accorder.

Travail sur les timbres, superpositions, contrepoints, tout est fait pour que la douceur de ses créations laisse place à une inquiétude que la série confirme, celle de l’obsession pour ses propres douleurs, et du regret terrifiant que provoque l’empathie. (emile0)

The Playlist

Pour un pays de dix millions d’habitants seulement, la contribution de la Suède à la musique est d’une ampleur phénoménale : on pense à ABBA évidemment, mais les noms d’Avicii, de Robyn, de la Swedish House Mafia, de Ghost ou des Hives viennent aussi assez vite à l’esprit. Et que dire de Max Martin, totalement inconnu pour l’immense majorité de la population, mais à qui l’on doit pourtant une bonne partie des plus grands tubes de ces trente dernières années. Mais ce n’est rien à côté du pouvoir transformateur qu’ont pu avoir deux initiatives, opposées dans leur philosophie, mais indissociables au moment d’évoquer la révolution qu’elles ont déclenché : le site de peer-2-peer The Pirate Bay d’abord, et la plateforme de streaming Spotify ensuite. Deux idées géniales, apparues au mitan des années 2000, et qui partageaient un objectif similaire : mettre fin à la dictature d’une industrie qui ne faisait que peu de cas de celui sans qui elle ne serait pourtant rien, le fan.

D’abord pensé par son fondateur Daniel Ek et son associé / business angel Marton Lorentzon comme une plateforme légale de P2P, Spotify a dû livrer une bataille acharnée pour faire entendre raison à une industrie pourtant aux abois, et opérer une véritable révolution de palais dans une industrie plus conservatrice qu’un électeur de Philippe de Villiers. C’est ce parcours semé d’embûches et de désillusions que la mini-série (six épisodes) The Playlist, inspirée du livre Spotify Untold, s’attèle à retracer à travers une narration originale. En effet, chaque épisode fait avancer l’histoire en donnant une perspective et une vision aussi personnelles qu’originales à tous les moments-clés de l’histoire de ce géant de l’industrie qui n’a pas engrangé le moindre profit ces quinze dernières années et continue de payer les artistes une misère.

Grâce à une mise en scène sobre mais efficace (quoique certaines séquences auraient mérité un réalisateur un brin plus courageux), grâce à une narration qui pose toujours les bonnes questions et ne donne jamais dans le manichéisme, The Playlist permet de mieux comprendre l’émergence d’un modèle économique que l’on tient aujourd’hui pour acquis et éternel, mais dont on comprend vite que les bases restent extrêmement fragiles. (Jeff)