Dossier

In Dust We Trust #22

par la rédaction, le 24 novembre 2022

À la fois aubaine et business, l’exercice de la réédition du classique (avéré ou qui s’ignore) et de l’excavation de vieilleries disparues du circuit implique chez l’auditeur un peu curieux une occupation assez conséquente du temps de cerveau disponible. Histoire de vous aider à y voir un peu plus clair dans cette jungle, GMD a lancé In Dust We Trust, sélection vaguement trimestrielle de ce qui a mobilisé notre temps de cerveau.

Paul McCartney

McCartney I II III Box Set

En 1970, l’écho des Beatles est encore vif et vivifiant, mais l’esprit de leur compositeur est déjà ailleurs. Rongée par les querelles et la célébrité, la créativité de Paul McCartney a besoin de s’évader. Sans pause, il enregistre dès l’hiver 1969 les premiers morceaux d’un nouveau disque, marquant le début d’une (très) longue carrière en solo, et sobrement intitulé McCartney. La pochette est un mélange de jardin japonais et de petit-déjeuner du dimanche, et la tranquillité que le disque recèle est celle d’un album enregistré seul, en studio avec sa femme Linda. Il y joue de la basse, de la guitare, de la batterie; il chante et supervise le mixage de Phil McDonald, déjà présent pour les albums du groupe. La merveille du premier opus éponyme de McCartney, c’est d’offrir enfin la compréhension de ce qu’il apportait aux Beatles, la quintessence de leurs mélodies et une folie toujours très pop, dont on retrouve toute la tendresse sur « Man He Was Lonely ». Folie qu’on verra réapparaître dix ans plus tard, immédiatement après l’intervalle Wings. Encore relativement déçu du collectif, McCartney reprend sa liberté avec McCartney II. Plus audacieux, libéré de la folk et du rock, l’ancien Beatle découvre les boîtes à rythmes et les séquenceurs électroniques, pond de la techno sur « Temporary Secretary » et tente d’incarner les froids synthés Juno de l’époque. Quarante ans plus tard, Sir Paul n’est plus capable d’être à l’avant-garde de la pop, et publie un troisième volume éponyme qui est de l’ordre du laisser-aller. Exit les expérimentations et les découvertes, mais des morceaux comme « Deep Deep Feeling » restent la marque d’un type qui n’a jamais cessé de travailler à faire autre chose que ce qu’il a toujours fait. L’album est sombre, c’est le dernier de la trilogie et McCartney le sait. Au final, on en retient six vinyles (ou 3 CDs), pour un coffret magistral. Attention, ce voyage dans le temps provoque une profonde mélancolie. (Emile)

Hektor Zazou, Jeanne Folly, J.L Hennig, VXZ 375, Bazooka

La Perversita

La seconde moitié de la carrière de Serge Gainsbourg aura été un enchaînement de disques aussi grands que les polémiques qui ont pu entourer certains d’entre eux. Et au petit jeu des emballements les plus hystériques, « Lemon Incest », duo sulfureux avec sa fille Charlotte, aura su profiter au mieux du mantra selon lequel la mauvaise publicité n’existe pas. Si l’on met de côté ses qualités musicales, ce titre résumait plutôt bien une époque bien moins encline aux cris d’orfraie. Mais à côté de La Perversita, album sorti cinq ans plus tôt par un collectif réunissant musiciens et journalistes de Libé, ce titre plus Gainsbarre que Gainsbourg passerait pour du Vitaa / Slimane. Mais pour mieux comprendre un objet qui, ne sortirait probablement jamais aujourd'hui, il faut repenser au contexte dans lequel il est apparu : à l’époque, new wave et post-punk prennent racine dans une société française post-soixanthuidarde en proie à une crise profonde et des vagues contestataires. Disque aussi pertinent qu’impertinent, façonné par le génial Hector Zazou, La perversita a été pensé pour choquer, et ne recule devant aucune excentricité pour parvenir à ses fins, avec des reprises fort décalées des Beatles ou des Rolling Stones, ou des textes qui abordent des thématiques aussi joyeuses que la zoophilie et le cannibalisme. Mais si cette décadence parfois un peu vaine ne constitue en rien un frein au plaisir d’écoute, c’est parce que musicalement, La perversita ramène le disque avec intelligence vers des territoires autrement moins clivants, convoquant tour à tour le nihilisme de Suicide, l’excentricité de PiL ou la radicalité de Throbbing Gistle. Et parce que ce disque qui voulait « sublimer la perversion sexuelle » est indissociable de l’époque à laquelle il est apparu, le réédition chapeautée par le label lyonnais Sofa Records a eu la bonne idée de reproduire le disque dans sa version originale – c’est-à-dire avec des inserts particulièrement NSFW. Peut-être pas le cadeau le plus simple à offrir cette année à Noël, mais certainement une pièce indispensable à toute bonne discographie qui se respecte. (Jeff)

Sloy

Plug

On a envie de dire de Sloy qu’il est un groupe sans histoire, en ce sens qu’il n’aura jamais fait de vagues, alors que sa trajectoire le justifiait amplement. Pour ceux qui n’auraient jamais entendu parler de Sloy, sachez que l’on tient tout simplement là une des plus belles réussites du rock alternatif français des années 90 : un power trio noise / post-hardcore originaire de Béziers (c’est dans l’Hérault si vous vous demandez) qui, dès son premier album, a été produit par le grand Steve Albini alors que celui-ci venait de mettre en boîte le In Utero de Nirvana (donc leur meilleur album) et le Rid of Me de PJ Harvey (donc son meilleur album). Un album qui, faut-il le préciser, est sorti sur Roadrunner Records, à l ‘époque où le label n’était pas encore la propriété d’une major et nous abreuvait en classiques - Chaos AD de Sepultura ou Burn My Eyes de Machine Head sortent plus ou moins à la même période. Dans un rock alternatif à l’époque ultra-compétitif, Sloy est ainsi parvenu à se faire une jolie petite place au soleil avec ce Plug devenu difficilement trouvable, et qui revit en 2022 grâce à Nineteen Something. Et on comprend que le label français ait voulu mettre la main sur Plug, formidable disque qui, à l’époque, aurait mérité bien plus qu’un fort joli succès d’estime. Déjà parce ce premier album décapant à ranger entre ses meilleures plaques de The Jesus Lizard et Shellac contient « Pop », titre imparable en forme de grand-huit émotionnel, avec ce refrain hurlé par un Armand Gonzales dont le chant à la limite de la schizophrénie constitue un atout indéniable. Ensuite parce que la bassiste Virginie Peitavi et le batteur Cyril Bilbeaud, bien qu’ils prennent logiquement moins de place qu’un chanteur qui donne l’impression d’avoir confondu cabine d’enregistrement du studio et chambre capitonnée de l’asile, optent pour un jeu dépouillé mais terriblement efficace - et c’est ici que le style Albini, grand apôtre d’un rock direct et dur au mal, fait des merveilles. Cela donne un album d’une efficacité totale, témoignage important d’une époque où quelques groupes français, comme Sloy ou les Thugs (alors signés sur Sub Pop), montraient qu’ils n’avait pas à rougir devant une scène US alors omnipotente. (Jeff)

Various Artists

Studio One Women Volume 2

17 années séparent le premier et le second volume de Studio One Women, une série qui porte particulièrement bien son nom puisqu’elle met à l’honneur des femmes qui sont passée par les cabines d’enregistrement du mythique Studio One, qui n’a pas volé son petit nom de « Motown jamaïcain » tant il a joué un rôle déterminant dans l’essor des musiques nées sur l’île des Caraïbes. 17 années, c’est long, mais on ne va pas se mentir : vu les efforts déployés par Soul Jazz Records dans l’intervalle, on ne va pas leur en tenir rigueur - le catalogue parle pour lui. Par ailleurs, ces 15 dernières années, le label londonien a bien profité de son accès exclusif à la caverne d’Ali Baba que sont les archives de Studio One pour cartographier le travail titanesque fourni par la structure dans les années 70 et 80. En tout cas, une chose est certaine : les fans de Soul Jazz et de Studio One vont en avoir pour leur argent. D’une part, on retrouve ce soin et ce minutie qu’apporte le label à l’objet : le packaging et les notes généreuses justifient à eux-seuls d’investir dans l’objet. Par ailleurs, son contenu est lui aussi à l’avenant : couvrant un spectre aussi large que possible, mélangeant originaux et reprises, classiques du catalogue et choses plus rares, Studio One Women volume 2 touche au reggae bien sûr, mais aussi au rub-a-dub, rocksteady, ska ou encore lover’s rock. Bref, c’est à peu près tout le spectre des musiques jamaïcaines qui y passe, à travers le prisme de voix magnifiques, qui apportent à des instrumentations déjà impeccables une touche supplémentaire de chaleur et de sensualité qui ne se refuse pas. Et puis ne boudons pas notre plaisir : Studio One ayant bâti sa légende sur les prestations de groupes intégralement composé d’hommes, il est très appréciable de les voir se mettre au service de dames dont le talent n’a peut-être pas été apprécié à sa juste valeur en son temps. (Jeff)

Grounation

Mystic Revelation Of Rastafari

Tous les mouvements culturels ne perdent pas leur authenticité en s’exportant et se démocratisant, mais s’il y en a un qui a pris particulièrement cher à ce niveau, c’est bien le mouvement rastafari. Dans les années 1930, émerge en Jamaïque un mélange de pensée politique révolutionnaire et de dérive judéo-chrétienne, préfigurant le sionisme et les appels états-uniens à « retourner en Afrique ». Bien avant la popisation des années 1970, Bob Marley, Peter Tosh et toute la clique, ce qui n’est pas encore fondamentalement du reggae a des allures de musiques sacrées. Et à ce niveau, Mystical Revelation of Rastafari reste la version la plus aboutie d’une musique qui a tout de l’énergie jamaïcaine et de l’intensité d’un Sun Ra Arkestra. Lectures de passages bibliques, longs (très longs) moments de percussions, poèmes, etc. Si certains morceaux comme « Lumba » préfigurent la grande épopée du ska, ou « Oh Carolina » avec un reggae orienté sur les fanfares de Louisiane, le reste de Grounation est un petit monument des musiques spirituelles et introspectives. Nourri par le jazz, le blues, la folk africaine et américaine, le disque réédité par Soul Jazz Records est une légende à redécouvrir pour mieux comprendre l’héritage si important chez nous du reggae, du ska et du dub. (Emile)