Dossier

In Dust We Trust #21

par la rédaction, le 23 mai 2022

À la fois aubaine et business, l’exercice de la réédition du classique (avéré ou qui s’ignore) et de l’excavation de vieilleries disparues du circuit implique chez l’auditeur un peu curieux une occupation assez conséquente du temps de cerveau disponible. Histoire de vous aider à y voir un peu plus clair dans cette jungle, GMD a lancé In Dust We Trust, sélection vaguement trimestrielle de ce qui a mobilisé notre temps de cerveau.

The Winstons

Colour Him Father

Le « amen break » est un sample de batterie de 7 secondes. Jusque là, rien de bien exceptionnel. Sauf que lui, il a déjà été samplé à plus de 5.000 reprises, ce qui en fait la boucle la plus fameuse de l’histoire de la musique. Et puis accessoirement, ces 7 petite secondes ont changé la face du hip hop et de la musique électronique. Et si tout le monde comprend vite de quoi il retourne en écoutant à trois vitesses différentes ce solo attribué à G.C. Coleman, il est plus compliqué de rattacher ce moment au disque qui l'accueille, et qui vient de faire l’objet d’une réédition par le label londonien Soul Jazz Records.

Ce disque, c’est Color Him Father, grosse tranche de soul / funk signée The Winstons, sortie en 1969. Et tandis que pas mal de samples célèbres sont ponctionnés sur des titres anodins ou apparaissent sur des albums à la qualité douteuse, le « amen break » peut se targuer de figurer sur un album qui mérite amplement sa réédition vu la qualité de la proposition. Il faut dire que ses membres n’étaient pas vraiment des perdreaux de l’année : avant de fonder The Winstons, le chanteur et saxophoniste Richard Lewis Spencer ainsi que le batteur G.C. Coleman avaient joué pour Otis Redding et Curtis Mayfield. Mais revenons-en au disque : le réflexe naturel est de se ruer sur ce fameux « Amen Brother ». C’est bien normal, mais une erreur : c’est probablement le moins bon titre du disque. Mais c’est logique : c’est la face B du single « Color Him Father », qui lui vaut autrement plus le détour que cette piste instrumentale que Richard Lewis Spencer n’avait pas hésité à qualifier de « throwaway piece », autrement dit un titre jetable.

Et c’est sûr que tout l’intérêt de Color Him Father réside dans les 14 autres pistes qui, sans jamais atteindre les plus hauts sommets du catalogue de la Motown de l’époque, ne ménagent pas leurs efforts pour s’en rapprocher - en témoignent des pépites comme « The Chokin’ Kind », « Everyday people » ou la magnifique ballade « The Greatest Love ». Le « amen break » étant l’un des faits musicaux les plus importants du siècle dernier, cette réédition d’un disque qui avait disparu depuis des décennies déjà des bacs à disque était amplement méritée. Dommage que l’homme à qui l’on doit la notoriété du disque ne soit plus là pour en profiter. En réalité, c’est même pire que ça : à sa mort en 2006, sans un sou et sans un toit, G.C. Coleman n’était même pas au courant que Dr. Dre, Liam Howlett ou Squarepusher avaient bâti leur carrière en manipulant un sample pour lequel il n’a jamais perçu le moindre droit d’auteur… (Jeff)

Hamid El Shaeri

The SLAM ! Years (1983 – 1988)

Que dire qui n’a déjà été dit sur Habibi Funk, ici ou ailleurs? Que le label de rééditions dédié à la musique du monde arabophone fournit un travail aussi salutaire qu’indispensable ? Certes. Qu’il ne connaît pas le sens de l’expression « faute de goût »? Bien sûr. Que contrairement à ce que son nom pourrait laisser penser, il ne se limite pas qu’au funk? Evidemment. Que sortie après sortie il s’est bâti une réputation qui en fait une référence mondiale dans l’exhumation du patrimoine maghrébin? A l’évidence. Bref, à notre petit niveau de maîtrise du catalogue de la structurée, on pourrait être blasé par une formule désormais bien balisée. Sauf que chaque sortie est l’occasion pour le label berlinois d’ébranler nos certitudes, et surtout de nous emmener à la rencontre de personnalités dont on n’a jamais entendu parler par chez nous. C’est le cas de Hamid Al Shaeri, superstar égyptienne du Al Jeel, une musique archi-populaire dans l’Egypte des années 80, et qui faisaient cohabiter les musiques populaires locales avec des influences et des instruments hérités de la pop occidentale.

The SLAM! Years (1983 – 1988) se concentre sur une période antérieure aux plus grands succès de Hamid Al Shaeri, mais qui l’a vu porter sur les fonts baptismaux une riche carrière. Parti piocher dans ses cinq albums produits pour le compte du label cairote SLAM !, Jannis Stürtz prend un plaisir communicatif à sélectionner des titres qui, non contents d’être de réels tubes, incarnent à merveille l’ADN que s’est constitué Habibi Funk au fil des sorties, aussi cool que sérieux dans ses affaires. Bourrés d’éléments de funk, disco et boogie, les douze titres de The SLAM! Years (1983 – 1988) laissent apparaître un talent de songwriting ébouriffant, mais permettent aussi de suivre surtout la progression d’un artiste qui, à cette époque, prenait un plaisir fou à découvrir ces synthés qui commençaient à inonder une industrie qu’ils allaient à tout jamais révolutionner. A ce titre, il est remarquable de voir combien son approche a pu s’affiner, certains titres aux techniques de production assez rudimentaires (« Shantet Safar » par exemple) côtoyant des choses autrement plus abouties (« Dari Demou’ek »). Mais qu’importe l’emballage, la constante de cette compilation réside dans la voix douce et aguicheuse de l’artiste d’origine libyenne, et dans son sens du hook absolument irrésistible. Et sur ces deux derniers points, il faut se rendre à l’évidence : il est tout bonnement impossible d’extraire un titre d’une compilation dans laquelle on vous enjoint d’investir les yeux fermés. (Jeff)

Minoru Fushimi

Thanatos of Funk

Un petit vinyle de funk japonais, bien électronique, assez expérimental, ça a l’air sympa non ? En tout cas, ce serait un beau petit cadeau à s’offrir si vous avez... 275 euros. En effet, c’est le prix proposé sur Discogs pour cette galette sortie au début de l’année 1985 – pas le prix moyen hein, le moins cher. Heureusement, comme souvent, Light in The Attic vient remettre un peu d’ordre dans tout cela et faire taire les spéculateurs. Simplement dans un rôle d’éditeur, puisque c’est l’indépendant français Greg Gouty qui se colle à la production.

Et ça valait le coup, puisque pour l’instant, le nom de Minoru Fushimi n’est sur les lèvres de personne. Ce professeur de lycée occupait ses insomnies par du sampling et de la production électronique depuis des années quand il a conçu Thanatos of Funk. Et s’il y a une énorme vague d’importation du funk au début des années 1980 dans l’archipel nippon, on ne peut pas dire que Fushimi en ait conservé l’aspect traditionnel. À cette époque, il a déjà passé la barre du hip-hop, et on sent à l’écoute des onze morceaux du disque qu’il n’a pas pour habitude de freiner ses autres influences. On entend tantôt du Funkadelic, des sonorités à la Who, et mille autres petites bonnes idées, que ce soit dans son utilisation de la batterie électronique, du mélange entre ses synthétiseurs et la guitare électrique, mais aussi dans sa voix quasiment rappée qu’on entend sur plusieurs morceaux.

Voilà, donc vous pouvez continuer à collectionner les disques, mais si jamais vous voulez collectionner les disques et continuer à vous nourrir, il y a désormais une version dix fois moins chère, remasterisée et pressée en 180 grammes. (Emile)

Pavement

Terror Twilight : Farewell Horizontal

Quand on découvert Pavement en 1994, on ne savait pas s'il fallait prendre au sérieux cette bande de slackers qui affirmait ne pas compter être encore là une fois passée la trentaine. La promesse aurait été tenue si le groupe avait stoppé ces activités suite à Brighten The Corners en 1997. On le pensait déjà à l'époque, il aurait été dommage de se priver de Terror Twilight deux ans plus tard en guise de chant du cygne. Ecrit entièrement par Stephen Malkmus, refusant en bloc tous les morceaux de son acolyte Spiral Stairs, la production de ce cinquième album est finalement confiée à Nigel Godrich qui n'a qu'une idée en tête : réaliser le OK Computer de Pavement. Sauf qu'il a affaire à un groupe essoufflé, en pleine crise existentielle et lui reprochant de jeter l'argent par les fenêtres. Pour se rendre compte de ce naufrage, il suffit de visionner les concerts de l'époque, notamment celui du Coachella, qui révèlent un frontman en plein sabotage mais a qui on ne pourra pas reprocher de faire semblant. Et même si l'indie-rock du groupe s'est peu à peu éloigné des ambiances art-punk des débuts, il demeure chez Pavement cet esprit iconoclaste pas simple à dompter qui fait encore tout le charme des Californiens aujourd'hui.

Vingt-cinq années ont passé, les reformations ponctuelles ont fait à nouveau sonner le tiroir caisse et il n'y avait pas de raison que Terror Twilight n'ait pas droit à sa version deluxe. Une bonne occasion de se replonger dans cette "terreur du crépuscule" - évocation de ce moment charnière où il ne fait pas assez sombre pour allumer ses phares mais qui cause bon nombre d'accidents de la route - dans l'ordre imaginé à l'époque par le producteur anglais mais jugé trop casse gueule par le groupe. Une bien belle image pour illustrer ces onze titres empreints d'une tension doublée d'une certaine mélancolie, celle d'une période que l'on sait révolue - "The damage is done / I am not having fun any more" comme le chante Malkmus sur "Ann Don't Cry" - mais dont on soigne la sortie. Sorte de chainon entre Crooked Rain, Crooked Rain et Wowee Zowee, Terror Twilight titube par moments mais possède assez de belles choses pour qu'on y revienne toujours, du lumineux "Spit On A Friend" en passant par le fiévreux "Cream Of Gold" et la toujours aussi somptueuse ballade qu'est "Major Leagues".

Niveau bonus, si on peut regretter l'absence de certains morceaux comme ceux de l'EP Spit On Stranger ou encore la reprise de "The Killing Moon" d'Echo and The Bunnymen, les fans retrouveront certaines faces B de l'époque et surtout pas mal de démos issues des sessions enregistrées au Echo Canyon, le studio de Sonic Youth, avant l'intervention de Godrich. Présenté trop souvent comme l'album dispensable de Pavement, on préfère voir en Terror Twilight le dernier chapitre de la discographie parfaite d'un groupe unique se sabordant tout juste à temps avant que les années 2000 ne viennent tout gâcher. (Eric)

Maria de Fàtima

Bahia com ‘H’

Maria de Fàtima est le pur produit de celles-eux qui aiment la poussière. Une artiste ultra talentueuse, que beaucoup ont entendu mais dont personne ne connaît le nom. Elle a été chanteuse sur des disques de monstres tels que Chico Buarque et Gilberto Gil, mais n’a enregistré qu’un seul album en solo. Elle est comme ce·tte pote dont tu viendrais presque à douter du talent parce qu’il ou elle a du mal à percer. Mais avoir de superbes idées musicales et les travailler régulièrement ne suffit pas. La plupart du temps, c’est un arbre dont le fruit ne vient jamais. Et parfois, il vient tardivement. C’est le cas de ce disque, qui est une vraie petite merveille : un mélange de musique brésilienne, de folk, avec la patte électronique de son compère Hugo Fattoruso et le soleil levant des années 1980 dans les arrangements. Une impression de voyage réelle, pour celle qui était partie avec son mari en Uruguay pendant plusieurs années, et qui avait réussi à réunir une poignée d’excellents musiciens pour la seconder dans l’enregistrement du disque. Ne vous laissez pas tromper par l’enrobage kitsch de la pochette et du titre, Bahia com ‘H’ est une de ces petites perles qui vous donnent envie de multiplier par dix le nombre d’artistes que vous écoutez, et d’aller fouiller, fouiller, fouiller... (Emile)