Dossier

In Dust We Trust #13

par la rédaction, le 11 octobre 2020

À la fois aubaine et business, l’exercice de la réédition du classique (avéré ou qui s’ignore) et de l’excavation de vieilleries disparues du circuit implique chez l’auditeur un peu curieux une occupation assez conséquente du temps de cerveau disponible. Histoire de vous aider à y voir un peu plus clair dans cette jungle, GMD a lancé In Dust We Trust, sélection vaguement trimestrielle de ce qui a capté notre attention.

Various Artists

Erotique New Beat

En 1989, j’ai 10 ans et en Belgique la New Beat n’est plus un phénomène underground, mais un phénomène de société : on danse sur "The Sound of C" dans les mariages et dans la cour de récré, on accroche tous des ‘badges acid’ à nos pulls Poivre Blanc. Mais derrière la New Beat bien propre sur elle de Confetti’s se cache une industrie bien décidée à profiter jusqu’au dernier centime de la manne financière que représente ce raz-de-marée. C’est dans ce contexte effervescent que sorte King of the Beat, une compilation réalisée en quelques semaines à peine dans le Studio Madeleine de Bruxelles et dont le tracklisting aligne les pseudos derrière lesquels on retrouve à chaque fois des entrepreneurs de la New Beat, peut-être besogneux, certainement opportunistes, et prêts à inonder le marché de leurs créations pondues à la chaîne.

Miraculeusement, la qualité est au rendez-vous et tous les titres de King of the Beat, entre post-EBM, early house et proto-techno, n’ont pas pris une ride. Mais pour exister dans la jungle promotionnelle, la petite équipe en charge a la riche idée d’enregistrer une VHS décrite par les liner notes de Erotique New Beat comme du « lo-fi MTV goes soft porn ». Jamais sortie et longtemps considérée comme une légende urbaine, cette VHS est aujourd’hui disponible sur PornHub grâce à Musique Pour La Danse. Quant au disque qui va avec, il reprend tous les titres de la compilation originale, en modifie légèrement l’ordre et nous livre surtout un emballage de toute beauté qui vaut le détour rien pour les liner notes de Geert Sermon, expert ès New Beat que vous pouvez croiser encore aujourd’hui derrière le comptoir de Dr. Vynil à Bruxelles. On ne va pas vous résumer ici la folle aventure qu’il dépeint, mais sachez qu’on y croise Telex, les Schtroumpfs, le Roi Baudouin, Lou Deprijck ou Manneken Pis. Une certaine idée de la Belgique qui gagne. (Jeff)

Oneness Of Juju

African Rhythms 1970-1982

Qu’il se cache derrière JujuThe Space Rangers ou Oneness of Juju, le personnage central de cette histoire demeure le saxophoniste James Branch a.k.a. Plunky Nkabinde. Ces divers patronymes désignent simplement le balisage dans le temps d’une musique mouvante sur laquelle, justement, le temps n’a pas de prise.

Plunky, celui dont Pharoah Sanders dit qu’ « il transmet la sagesse dans sa musique », démarre sa carrière à San Francisco au début des années 70. Il y enregistre notamment avec le pianiste et percussionniste sud-africain Ndikho Xaba l’album Ndikho Xaba and the Natives, chef-d’œuvre méconnu devenu graal du jazz spirituel. Mais c’est à New York que naît Juju quand Plunky part enregistrer A Message from Mozambique (1973) et Nia (1974) pour le label Strata East. Ce jazz-là se veut moins spirituel que libre. L’Afrique y est le fil conducteur comme le confesse Plunky : « On a essayé d’infuser l’esprit africain dans notre musique ».

Proche musicalement de l’Art Ensemble of Chicago, quoique plus abordable, Juju l’est aussi dans l’imagerie avec ses grimages de guerriers subsahariens et ses membres aux pseudonymes à forte consonance africaine. Tout cela sent fort le Black Power ; le choix de signer pour Strata East le confirme d’ailleurs puisque le label a la particularité d’être géré en totale indépendance par des artistes black (Charles Tolliver et Stanley Cowell en l’occurrence) qui, du studio à la distribution, entendent ne plus laisser une miette du fruit de leur musique à l’industrie blanche qui pille allègrement les musiciens depuis que le jazz est jazz.

Au milieu des années 70, Juju déménage à Richmond en Virginie d’où est originaire Plunky, se trouve de nouveaux membres, instrumentistes et vocalistes, pour devenir Oneness of Juju (parfois The Space Rangers pour quelques 45-tours) et mettre du funk dans son jazz. Le message sous-jacent reste le même mais la forme a changé. La volonté de toucher un plus large public est manifeste et assumée : afro beat, funk, soul-jazz voilà les nouvelles étiquettes à coller sur le dos de Plunky. L’efficacité est redoutable, l’Afrique toujours omniprésente, les chœurs grandioses et le sax souverain. Les albums s’enchaineront alors sans que le groove ne faiblisse jamais.

Aujourd’hui encore, Plunky tourne à travers le monde pour délivrer son message : « La musique Black, notre musique, a toujours été vouée à raconter notre histoire et nous apprendre à continuer de continuer ». En 2001, le label Strut avait sorti la compilation African Rhythms 1970-1982, depuis longtemps épuisée. Aujourd’hui arrive enfin une belle réédition remastérisée de cette anthologie, avec en prime un joli livret et une interview du professeur Plunky. Des débuts de Juju au funk électrique de Oneness, tout un pan de la Great Black Music se déroule en trois LP. (Nico)

Acid Mothers Temple

The Melting Paraiso U.F.O. Nam Myo Ho Ren Ge Kyo

S’il y a un groupe capable de canaliser ce que la musique psychédélique japonaise peut produire en termes d’abandon, c’est bien Acid Mothers Temple. Vétérans d’une scène sur laquelle ils surfent depuis près de vingt-cinq ans maintenant, on les cite d’autant plus comme référence ultime qu’on se perd dans leur – longue - discographie et leurs innombrables titres. Et si leur musique se laisse découvrir en partant de plus ou moins n’importe lequel de leurs disques, on peut penser que Nam Myo Ho Ren Ge Kyo jouerait très bien le rôle de porte d'entrée pour qui chercherait à percer le mystère.

Reprenant le mantra bouddhiste « Namu Myoho Renge Kyo » sur un one-track album, le groupe avait produit en 2007 un véritable morceau de bravoure du psychédélisme. Mystique, inquiétant, superbement répétitif, le disque offre un peu plus d’une heure de voyage intérieur et musical. De la musique traditionnelle du Japon et de la religion bouddhiste à des élans de gigues celtes, on navigue dans l’irrationalité d’un groupe capable de ne jamais nous ennuyer. Alors à défaut de pouvoir les voir en tournée cette année, on se rabattra sur la riche idée de Space Age Recordings d’avoir donné à cette petite pépite une version vinyle encore inédite. Attention à ne pas trop regarder le disque tourner pendant l’écoute, tu risques de te faire phaser très fort. (Emile)

Dopplereffekt

Linear Accelerator

Paru pour la première fois en 2003 sur la structure de DJ Hell, Linear Accelerator était jusqu'à juillet dernier l'un des rares disques de la discographie de Dopplereffekt à ne pas avoir profité d'une sortie vinyle. Probablement aussi parce qu'il demeure aujourd'hui encore l'opus le plus expérimental de la paire de Détroit : c'est en effet grâce à ce disque qu'elle va prendre ses distances avec la techno pour embrasser une écriture beaucoup plus expérimentale et anxiogène – dans le sillage de son autre alias Der Zyklus notamment.

En tout cas, l'heure n'est plus à la danse ici : c'est bel et bien le chant des machines qui est à l'œuvre, dans sa forme la plus pure, la moins transformée. Le disque s'ouvre sur plus de dix minutes de rouages et de poulies déployant leur chant du cygne dans un field recording qui a la rigueur des travaux de Steve Reich, avant de se faire progressivement avaler par un drone dénué d'humanité. La suite n'est pas plus jouasse : à l'instar des efforts les plus désincarnés d'Autechre, la moindre mélodie est jetée en pâture aux supernovas, déchiquetée, fracassée contre un mur de briques. C'est la machine qui s'exprime, et son règne est sans partage, vomissant ce qu'elle a de plus brut et de plus froid, et improvisant un dialogue qui rivalise de noirceur.

Claustrophobes s'abstenir : il n'y a guère que sur les huit minutes trente de « Z-Boson », l'un des plus beaux morceaux du groupe que l'on s'éloigne des rivières du Styx pour laisser enfin entrer la lumière. Le temps n'aura en rien altéré son grain ténébreux : Linear Accelerator continue de bien vieillir et de conserver ses mystères, tant et si bien que jamais nos esgourdes ne réussissent à garder l'ascendant sur les synthétiseurs hors de contrôle. Rien d'anormal à ça : ça fait déjà un moment que la machine surpasse l'humain. Et ça, Dopplereffekt l‘avait compris beaucoup plus tôt que tout le monde. (Aurélien)

Yellow Swans

Going Places

“Swans are majestic, beautiful looking creatures. With really ugly temperaments” déclarait Michael Gira à propos de son groupe légendaire. La même citation pourrait sans peine s’appliquer à Yellow Swans, tant le duo de Pete Swanson et Gabriel Saloman arrivait à combiner noise toujours radicale et empreinte mélodique constante dans une discographie qui avait une décennie d’avance sur la mouvance noise ambient contemporaine.

Dix ans exactement après le dernier album solo du groupe, Boomkat Editions a donc décidé de represser la discographie de Yellow Swans, en commençant par leur dernier disque et sans aucun doute leur plus grand, Going Places. Au programme, 45 minutes d’adieu qui voient le duo évoluer à mi-chemin entre My Bloody Valentine et The Caretaker dans cette manière d’agencer des mélodies au milieu d’un brouhaha bruitiste et de toujours jouer sur cet entre-deux. Entre les dernières minutes de « Opt Out » mettant à l’amende une belle partie de la scène noise, et l’ambient au ralenti de « Limited Space », le duo aura jusqu’au bout refusé de faire un choix définitif, comme en témoigne un morceau final au mur de son assourdissant.

On pourrait continuer à enchainer les références mais rien de se rapprochera jamais vraiment de cette proposition si singulière et radicale, qui interpelle encore aujourd’hui. Quel incroyable chant du cygne. (Côme)

Yanti Bersaudara

Yanti Bersaudara

Alimenter In Dust We Trust, c’est souvent accepter de faire preuve d’humilité. Car s’il est l’occasion de pérorer sur les rééditions de disque que l’on connaît comme sa poche ou qui gravitent dans l’une de nos sphères d’expertise, il est aussi l’occasion d’appréhender des objets renvoyant à des cultures que l’on ne maîtrise pas. Prenez ce disque de Yanti Bersaudara : publié au début des années 70 et réédité pour la première fois par le label La Munai, il est l’affaire de trois sœurs indonésiennes, Yani, Tina et Lin Hardjakusumah, et met en valeur la culture du Sundan, un bout de territoire situé sur l'île indonésienne de Java. Et c’est là qu’on en revient à cette fameuse humilité : ma connaissance de la culture sundanaise étant plus réduite qu’un agenda des concerts pour la rentrée 2020, pas besoin de s’essayer à l’esbroufe ou de perdre son temps dans un cours accéléré sur Wikipedia. D’autant plus que le disque pondu en 1971 par les trois sœurs Hardjakusumah, au demeurant des vraies stars dans leur pays, ne nécessite pas forcément de mise en contexte tant il propose quelque chose d’unique,  à savoir une collection de gemmes délicieusement psyché, bien évidemment chantées en indonésien, mais qui conjuguent la culture pop occidentale à la sauce javanaise. Cette formidable hybridation étant mise au service de compositions particulièrement abouties et efficaces, et pour pas mal d’entre elles d’une beauté totalement désarmante. (Jeff)

Miossec

Boire

Dans la première partie des années 90, quelques trentenaires mettent le pied dans la porte des maisons de disque pour donner un nouveau souffle à la chanson française. Après plus d’une décennie de synthés déjantés, de batteries traficotées, de sourires ravageurs, de starlettes et de vieux beaux d’un seul tube, ces auteurs-compositeurs-interprètes décident de retourner à l’essentiel et par leur acte vont réveiller, libérer, inspirer tout une génération de chanteurs. Parmi les Dominique A, Arthur H ou Thomas Fersen, Christophe Miossec s’impose comme l’un des plus emblématiques.

Boire, son premier album, vous happe dès la première écoute. D’abord, par la simplicité absolue de son dispositif : deux guitares et une basse. Parfois un peu de trompette, d’harmonica ou de percussions. Point. Une acoustique rock, sèche qui infuse quelque chose de nécessaire dans la démarche du chanteur. Ensuite par cette voix lasse qui souffle les mots en dehors des rimes, des mesures ou des pieds. Enfin par ces paroles qui évoquent sans détour les déboires sentimentaux d’un trentenaire en déroute. Le tout donne un album résolument original qui parvient à regarder à la fois vers la chanson française tourmentée (on pense à Brel) mais aussi Outre-Atlantique (normal pour un Finistérien vous me direz) avec cette vitalité musicale très américaine. Pas étonnant dès lors de retrouver une reprise de « La Fille à qui je pense » de 66 de Johnny Hallyday, lui qui avait aussi en son temps fait le pont entre ces deux mondes.

Un album culte donc, que PIAS réédite en version remastérisée et accompagné d’un joli livret de 28 pages comprenant photos et témoignages inédits (Dominique A, Vincent Delerm, Pascale Clark, Cali entre autres). Yec’hed mat ! (Amaury)