Dossier

Disquaire avec les doigts #2

par la rédaction, le 20 janvier 2021

"Nos disquaires ont besoin de vous", entend-on souvent dire en ces temps de déclin du physique. Mais si c'était l'inverse qui était surtout vrai? Dans une société qui détricote nos interactions physiques, il y a encore une place pour ces lieux où notre culture se forge au contact d'autres clients, se construit à travers les anecdotes ou les bons mots d'un tôlier aux connaissances encyclopédiques. Ce dossier a pour unique but de valoriser le rôle joué par ces vénérables institutions en laissant 3 personnalités parler d'un disquaire qui a joué un rôle important dans leur vie d'homme, de femme ou d'artiste.

Plus de bruit

Paris

par Joseph Ghosn (Vanity Fair)

Il est extrêmement difficile de parler d’un seul disquaire. J’ai toujours, et très tôt, considéré qu’il y avait un faisceau de magasins qui se complétaient les uns les autres. Par exemple, j’ai beaucoup appris grâce à Alain, vendeur de la Fnac Wagram, paix à son âme et à celle de ce magasin : Alain me vendait des bootlegs du Velvet en sous-main, dans l’arrière boutique ou chez le traiteur chinois. Il me prêtait aussi des disques : Ash Ra Tempel (« parce que tu aimes Spacemen 3 ») ou les Outsiders (« tu vas voir, ça vrille le cerveau »). Alain avait été traumatisé par son expérience tout jeune du magasin Open Market : trop hippie pour les punks, il avait été mis dehors. Pourtant, il ressemblait un peu à John Cale en plus nerveux. Je complétais ce qu’il me passait grâce à d’autres magasins : Danceteria et New Rose, puis Rough Trade. Et aussi le Rideau de Fer, le temps que Michel le tenait : le samedi, on y trouvait tout, vraiment tout.

Et puis surtout il y a Plus de Bruit. Jean-Paul est vite de venu un ami : j’habitais longtemps en face, je passais là tous les jours et ce magasin est devenu comme une autre maison, une bibliothèque à part, une discothèque en soi : j’y trouve de tout, je ramène ce que je n’ai pas aimé ou ce qui a fait son temps chez moi et l’essentiel est la discussion qui s’est installée entre nous depuis plus de 20 ans. Il porte certains de mes t-shirts et j’écoute des disques qui lui ont longtemps appartenu. Jean-Paul, vous l’avez compris, est devenu un ami et j’aime l’idée que le nom de son magasin puisse se prononcer avec le bruit de la jeunesse et le silence des années qui avancent.

Joseph Ghosn est est directeur de la rédaction du magazine Vanity Fair. Mais on vous conseille également de le suivre sur Instagram, où les textes qu'il publie sont aussi beaux que les disques qu'ils évoquent. 

Total Heaven

Bordeaux

par Adrien Durand (Le Gospel)

Tu connais cette phrase "Music is not for everyone"? C'est le titre d’un album de Chain & The Gang et aussi le nom d’une émission de radio de Andrew Weatherall. J’ai longtemps pensé que c’était un slogan cool qui tenait à l’écart les infidèles de nos lieux de cultes underground. Mais je n’en suis plus si sûr. Un ami journaliste me disait il n’y a pas si longtemps que quand il était ado, les gens plus âgés considéraient que le rock’n roll et le punk n’étaient pas pour lui, qu’ils le tenaient à distance. Et je me suis rappelé avoir ressenti ça la première fois aussi que je suis rentré dans le disquaire indépendant de ma ville natale dans les années 1990. Le temps passant j’ai appris à envoyer chier les gens qui considéraient que leur musique n’était pas pour moi et j’ai sûrement réussi à le faire grâce à des gens ouverts d’esprits, drôles et cultivés qui m’ont inspiré.

J’ai rencontré Martial quand je jouais dans un groupe d’emo post punk et que j’essayais de trouver des dates de concerts comme un rookie. Depuis Paris, j’avais contacté son disquaire Total Heaven à Bordeaux en espérant qu’il accepterait de me donner des contacts. En quelques claquements de doigt, on avait notre première date de concert en dehors de la capitale avec le groupe de Martial dans un lieu aujourd’hui fermé qui s’appelait l’Inca. Je crois qu’il y avait 10 personnes au concert et qu’on n’avait perdu pas mal de tunes. Mais le principal était là. J’avais appris à tisser des liens simples et sains dans une petite scène underground. Et je crois que c’est comme ça que Martial et Total Heaven voient encore aujourd’hui l’activité de disquaire: un lieu d’interaction humaine et simple.

Ces dernières années, j’ai souvent dit que les gens qui parlaient le mieux de musique étaient souvent les disquaires. Peut-être parce qu’ils étaient complètement décorrélés des carcans de la presse et de la pression du milieu professionnel, des réseaux sociaux, des concours de vues ou que sais-je encore... Martial parle avec autant d’amour de Phoenix que de Fugazi ou du Klub Des Loosers. Et c’est souvent par lui et d’autres disquaires que j’aime bien comme Balades Sonores que j’entends parler des sorties de disques et des nouveaux projets. Je trouve la façon dont Total Heaven défend la musique hyper rassurante et porteuse d’une énergie positive. Ce n’est pas nourri par une envie de briller ou d’être aimé d’un petit milieu indé-machin. C’est de la passion pure. La même qui anime Martial au premier rang pendant un concert.

Je suis toujours impressionné par le fait que Total Heaven ressemble à la fois à un magasin d’une époque complètement révolue pour les boomers bougons fans de Coltrane et Converge, et en même temps à un endroit où tu peux croiser aussi des gamins de 18 ans qui cherchent des trucs obscurs un peu gênés. Et j’avoue que je trouve ça hyper chouette que ceux là soient accueillis les bras ouverts et jamais par un ricanement de connard qui dirait “tu es sûr que c’est pour toi ce disque?”.

Le fanzine Le Gospel édité par Adrien Durand se commande ici. On vous invite également à acheter son ouvrage consacré à Kanye West, Kanye West ou la créativité dévorante, paru l'année dernière aux éditions Playlist Society. Enfin, vous pouvez le retrouver régulièrement dans les pages des Inrocks.

Red Light Records

Amsterdam

Par Gilb'R (Versatile Records)

Mon parcours de musicien a débuté à Paris vers la fin des années 80 et, à cette époque, deux disquaires ont joué un rôle très important : BPM Records, qui était l’endroit où j’allais me fournir en techno et en house américaine, et Rough Trade. Derrière le comptoir de Rough Trade, il y avait Arnaud Rebotini et Ivan Smagghe, dont la réputation (assez justifiée d’ailleurs) était celle du vendeur insupportable qui pouvait te balancer un disque à la gueule. Ce que j’adorais par-dessus tout, c’est que le jour de l’arrivage des disques, le shop prenait des airs de café du commerce. C’était assez rigolo de croiser les mêmes têtes, qui scrutaient ce que les autres achetaient. Au-delà de certains DJs qui avaient la vilaine habitude d’acheter plusieurs copies d’une même référence pour torpiller la concurrence, il y avait un vrai esprit de camaraderie. Cet esprit-là, je l’ai retrouvé par la suite chez Red Light Records.

C’est un disquaire qui compte pour moi, parce que je le rattache à quelque chose d’important dans ma vie intime : une fille, que j’ai rencontrée à Paris, qui est ensuite devenue ma fiancée et que j’ai suivie à Amsterdam. Red Light Records, c’est pourtant un magasin que je connaissais avant de déménager, il y a six ans. A chaque fois que j’allais à Amsterdam, j’y faisais un crochet. Pour accéder au shop, il faut franchir un portail et traverser un couloir de quelques mètres, qui te déconnecte de cette jungle qu’est le Red Light District.

Ce que j’aime chez eux, c’est qu’ils ne se limitent pas à un style. On trouve de tout, du Bollywood à de la musique indus en passant par du reggae, mais ce qui m’a vraiment rapproché du magasin, c’est une proposition que j’ai reçue des fondateurs James et Abel : partager un bureau situé au-dessus du shop – un bureau qui allait vite devenir mon studio. Chemin faisant, on s’est rapprochés et dès que j’avais envie d’une pause, je descendais écouter des disques. À vrai dire, ça m’a ouvert à énormément de choses. Sans parler du lien social qu’a joué et joue encore le magasin : il n’est pas rare que du monde débarque avec des bières, et qu’on reste jusque 3 ou 4 heures du matin à discuter, échanger, partager. Bref, si je suis tant attaché à Red Light Records, c’est pour la dimension humaine que j’y ai trouvée, les choses que j’y ai découvertes et les potes que je m’y suis faits. Et franchement, que demander de plus ? Dédier un disque à Red Light Records peut-être ? C’est exactement ce qu’on a fait avec le Dam House EP de Château Flight, qui n’aurait jamais existé dans la forme qu’on lui connaît sans RLR.

Suivez le Bandcamp de Versatile Records pour ne rien rater de l'actualité du label de Gilb'R, mais surtout, écoutez de toute urgence le disque de Emmanuelle Parrenin et Detlef Weinrich (aka Toulouse Low Trax) qui vient d'y paraître. Claque garantie.