Concert

Les Ardentes 2015

Liège, Parc Astrid, le 9 juillet 2015
par Denis, le 15 juillet 2015

L’affiche de la dixième édition des Ardentes se signalait, comme à l’habitude du festival, par sa bigarrure, mais aussi par l’importance (en termes de quantité et de notoriété) des noms hip-hop, qui confirmait sinon un véritable tournant du moins une spécialisation construite au fil de ces dernières années. En s’offrant les services de Kendrick Lamar et de Nicki Minaj, les organisateurs attiraient deux des artistes les plus influents du moment, escortés par une kyrielle d’autres acteurs de la mouvance, de Freddie Gibbs à A$AP Rocky en passant par les représentants de la francophonie (Nekfeu en tête) : une prise de position remarquée et parfois critiquée par des habitués estimant que les scènes rock et électronique en pâtiraient. Le bilan chiffré dévoilé ce dimanche par les organisateurs se révélait contrasté en apparence, mais riche d’enseignements. En comparaison de l’édition 2014, on notait de la sorte une baisse de fréquentation d’environ 10.000 festivaliers : une perte importante, partiellement explicable par le fait que les Liégeois, dépassant habituellement les 3/4 de l’assistance, représentaient cette année moins de la moitié du public.

Une mauvaise nouvelle pour autant ? C’est loin d’être certain de notre point de vue : si vous avez lu nos comptes rendus des précédentes éditions, vous savez que parmi nos cibles favorites comptent précisément les locaux qui considèrent le festival comme une sortie afterwork. Que certains d’entre eux (pas tous, hélas) aient jugé bon de ne pas venir raconter leur vie et faire des selfies en buvant de la mauvaise bière au mépris des artistes occupant la scène de l’Open Air est une excellente chose. Qu’une bonne partie du public soit cette année venu du Nord de la Belgique (où on n’a pourtant pas l’habitude de descendre en Wallonie pour écouter de la musique), des Pays-Bas, d’Allemagne, de France et d’Angleterre est aussi significatif : Les Ardentes sont désormais tout à fait situables sur la carte des festivals européens.

Ne nous méprenons pas : si la désertion d’une partie du public nous semble paradoxalement témoigner de la qualité de l’affiche (repensez à l’édition 2010, où Pavement et PiL avaient été complètement ignorés…), on a quand même eu notre lot de prestations pénibles et d’embarras. On sait que ce sont surtout ces passages-là que vous traquez, mais, plutôt que de faire un tir groupé, on préfère vous servir le compte rendu de façon chronologique.  

Jeudi

La première journée du festival était clairement placée sous le signe du hip-hop, exceptions faites de The Dø et Cœur de Pirate, qui doivent toujours se demander pourquoi on les a programmés à ce moment-là. On était à peine débarqué sur le site qu’on a commencé par pester sur le volume de la House of Bull (éternelle version de poche de Tomorrowland dont on se passerait volontiers), avant de se rendre compte que le remix de « Pursuit of Happinness » émanait en réalité de la grande scène et faisait partie du concert de Logic. On a poussé un long soupir et on s’est rappelé que Roberto Bolaño écrivait que l’essentiel consiste à ne pas s’affliger. On s’est dit que le temps n’était pas trop moche, que notre pass presse nous permettait d’éviter l’interminable « route des saveurs » et que dans l’air flottait un parfum de bonne humeur communicative. (Et d’herbe et de pollution et de relents de la Meuse voisine, mais bon…) On est allé voir Freddie Gibbs dans le HF6 : on l’a attendu dix minutes pendant qu’un DJ diffusait des sons de fête foraine, puis il est arrivé dans un nuage de fumée et a cru qu’il s’en tirerait en répétant pendant 40 minutes qu’il n’aimait pas trop les représentants de la maréchaussée et qu’il était content de la qualité de son herbe. On a bien compris qu’il était fan de 2Pac, parce qu’il entretient volontiers un rôle de look-a-like et qu’il portait un pendentif du meilleur goût en hommage au défunt Shakur. On s’est dit que ça ne suffisait pas tout à fait à égaler le modèle, et on a pensé à la grosse mandale qu’on se prendrait si on le lui disait en face. On a ensuite rejoint l’Open Air pour voir La Smala : le son était plutôt brouillon, mais ça n’avait pas l’air de déranger le public, particulièrement réceptif. On s’est demandé pendant un moment si les membres du crew venaient de Charleroi ; on nous a répliqué qu’ils étaient Bruxellois. L’un d’entre eux a fini par arborer une vareuse du Standard. On s’est dit que Roberto Bolaño n’était jamais venu aux Ardentes.

On a encore jeté un œil curieux à August Alsina, en se demandant s’il avait le même tour-operator que Nicki Minaj et s’il faisait partie d’un package, et au concert plus ambiancé des Flatbush Zombies, qui s’en sont bien tirés en chauffeurs de l’Open Air. Pendant qu’on méditait sur la complémentarité des flows des représentants de la Beast Coast, on a oublié d’aller voir Stuff. : pendant les trois jours qui ont suivi, tout le monde nous a dit que c’était excellent. On s’est également autorisé à passer outre la performance de Starflam ― et là, en revanche, c’est bizarre, mais tout le monde nous a dit qu’on n’avait rien raté. Dans le HF6, on a assisté avec intérêt à la prestation de The Dø, en essayant de dépasser l’incroyable charisme d’Olivia Merilahti pour prendre la mesure des compositions de Shake Shook Shaken, et reconnaître que le fait d’avoir délaissé les ambiances folk qui avaient fait le succès de A Mouthful pour une dimension synth-pop, tout en claviers et boîtes à rythmes, va plutôt bien au groupe en live. On a supporté trois chansons de Cœur de Pirate, en se demandant comment elle parvenait à obtenir une voix de chipmunk naturellement, et on est allé se positionner en bonne place pour attendre Kendrick Lamar, présenté comme la grande tête d’affiche du festival.

Attendu par une horde de (très jeunes) fans déshydratés, le rappeur l’était également par la critique, curieuse de voir comment To Pimp A Butterfly serait défendu en live. Si le Californien avait déjà conquis une bonne partie de l’audience avant de monter sur scène, l’entame de « Money Trees » suffit à enflammer la plaine, avant que « Backseat Freestyle » et « m.A.A.D City » ne soient repris à l’unisson par les premiers rangs. Le set est impeccable de justesse et tire le meilleur profit des musiciens présents. Alors que les hits s’enchaînent (avec notamment une excellente version de « Fucking Problems » ― à défaut de « Collard Greens », pourtant joué quelques fois lors de précédents concerts), on se prend toutefois à songer que l’ensemble est peut-être trop bien rôdé. La part octroyée à To Pimp… est du reste très (trop ?) congrue : une setlist quasi-identique semble avoir été établie pour les dates estivales, sur laquelle on ne retrouve que quatre ou cinq titres issus du dernier opus. Au vu de la réception dont a bénéficié le disque, on peut nourrir quelques regrets à l’égard de cette stratégie. Et si les versions de « I » et « Alright » sont solides, on relève une certaine mollesse dans « King Kuta » ― sans doute le titre le plus accessible de Kendrick Lamar, mais dont l’exécution semble dénoter l’envie que le concert se termine. Un rappel bâclé conclut la performance, et on ne peut s’empêcher d’être un peu déçu. Ce n’est pas le cas des fans, des spectateurs qui découvraient l’artiste et de la plupart des personnes présentes au point presse, où en vient même à parler de « concert historique ». On conviendra que si ce n’est probablement pas le cas dans la trajectoire personnelle de l’artiste, ça l’est assurément pour les Ardentes, et c’est sans doute le principal. 

Vendredi

Le programme du vendredi semblait taillé pour contredire ceux qui se plaignaient de l’omniprésence du hip-hop. De notre côté, la journée s’ouvre avec la prestation d’Hanni El Khatib : en 2013, le rockeur avait éprouvé les pires difficultés avec le son ingrat du HF6 ; cette année, c’est à la royale indifférence du public de l’Open air en début d’après-midi qu’il s’est trouvé exposé : les titres du récent Moonlight méritaient mieux qu’un parterre de spectateurs assis et se remettant des excès de la veille en bavardant poliment. À l’intérieur, les membres de Feu! Chatterton sont pour leur part parvenus à tirer leur épingle du jeu avec élégance : volontiers comparés à Bashung (comme c’est le cas dès qu’un groupe écrit correctement), les Français rappellent davantage Noir Désir, tant par le timbre particulier du chanteur Arthur Teboul ― costume trois-pièces et dégaine mi-Dalí mi-Charles Cros ― que par les guitares brutes et par l’écriture de certains titres, qui évoquent les envolées oniriques de Bertrand Cantat (et peuvent dialoguer, aussi, avec celles de Dominique A ou avec quelques textes de Ferré). De retour sur la scène principale, on ne décelait en revanche pas plus d’intérêt pour le rock psyché de Temples que pour le garage d’Hanni El Khatib : les Anglais avaient pourtant travaillé leur image, en investissant dans une malle de déguisements (chemises à franges, pantalons en cuir) et en buvant du vin rouge à la bouteille en backstage, mais n’ont pas confirmé le statut de « meilleur groupe anglais » qui leur avait été généreusement octroyé par Noel Gallagher et Johnny Marr. Dans le HF6, BRNS s’est montré fidèle à sa réputation en matière de maîtrise : les Bruxellois ont livré une prestation propre ― ce qui n’est pas anodin, compte tenu du lieu ―, sans surprise pour ceux qui avaient eu l’occasion de les voir au cours des mois précédents, mais très appréciée par ceux qui découvraient le groupe en live.

On a ensuite eu l’excellente idée d’aller écouter Joke. Difficile d'expliquer pourquoi, au juste ― sans doute par réflexe, le corps s’habituant vite aux aller-retour entre les deux scènes principales. Le concert de Tom McRae commençait au même moment dans l’Aquarium, mais il faisait beau et on voulait profiter du soleil. Ou une autre excuse de ce genre. Toujours est-il qu'alors qu’on avait déjà eu l’occasion de constater l’étendue du désastre aux Heures InD à l’automne dernier, on se retrouve à nouveau face au caïd de Montpellier. L’intérêt principal de la poésie urbaine de Joke (outre la punchline liminaire de « Majeur en l’air » : « on n’a pas élevé les cochons ensemble / on va lever des cochonnes ensemble ») est d’offrir une variation sur le thème « la chatte à… » ou « la moule à… ». Un titre sur deux est de la sorte l’occasion d’une ode aux parties génitales de Miley Cyrus ou de Nabilla, mais aussi de saillies homophobes bien senties. Le rappeur se distingue également par son incapacité à établir une setlist où son « Majeur en l’air » n’est pas joué deux fois ― soit ce qu’on peut éventuellement se permettre quand on a apporté sa guitare à une soirée chez des potes ou quand on est une ancienne finaliste de The Voice qui joue son premier concert. On pourrait souhaiter que Joke ait choisi son nom par lucidité autoréflexive, mais ce serait sans doute présumer de l’autodérision du gaillard. On pourrait également juger utile de lui prescrire quelques sessions d’atelier d’écriture avec Feu! Chatterton, mais ce serait probablement courir le risque d’une congestion cérébrale.

Par la suite, Baxter Dury s’est présenté complètement torché dans l’Aquarium et n’a pas fait honneur à la réputation de sa pop ; La Roux a maladroitement essayé de masquer un playback ringard, et A$AP ROCKY est monté sur scène avec une heure de retard parce que ses écrans vidéo ne fonctionnaient pas et qu’il refusait de se produire sans eux. On pardonnera à l’intéressé d’avoir espéré que ses visuels fassent illusion, mais, en réalité, ni ceux-ci, ni les « I love you » répétés à l’égard de ses fans, ni les autres artifices à deux balles (et vas-y que je t’envoie des confettis sur « Wild For The Night ») ne sont parvenus à pallier la faiblesse d’une prestation unanimement décriée et qui pouvait prétendre au titre de gros pétard mouillé de cette édition. Le fiasco était d’autant plus saisissant que, pendant qu’A$AP ROCKY s’enfonçait dans le ratage, dEUS livrait pour sa part un concert éclatant dans les Halles : Tom Barman a raison d’avoir pris un abonnement aux Ardentes (déjà présent à trois reprises avec Magnus, il revenait pour la deuxième fois avec dEUS), tant la formule fonctionne admirablement. S’ouvrant sur « Via », le set consiste en une énumération incisive des singles du groupe, de « Instant Street » à « Suds & Soda » (final bordélique) en passant par « Quatre Mains », « The Architect » et une version nerveuse à souhait du formidable « Roses ». Pas d’envahissement de scène cette fois, pour le plus grand bonheur du service de sécurité, mais une démonstration remarquable de vitalité. Efficace et fédérateur, dEUS est probablement l’incarnation du groupe idéal pour un festival comme les Ardentes.

Enchaîner avec le live de Binkbeats, du coup, n’était sans doute pas la meilleure option. Solide d’un point de vue technique, le concert du multi-instrumentiste apparaissait feutré et trop linéaire pour fonctionner en début de soirée. Le décalage horaire imposé par A$AP ROCKY nous contraignait à assister aux poses apprêtées d’Oscar and The Wolf sur l’Open air (tiens, encore des confettis…), avant l’entrée en scène de Paul Kalkbrenner. Dès l’entame de son set, ce dernier en profitait pour tester la réception de « Cloud Rider », single taillé pour les festivals de l’été, et pour se débarrasser rapidement de l’emblématique « Sky and Sand », qui semble de plus en plus l’encombrer mais qu’il ne peut se résoudre à écarter de sa tracklist. Le statut de Kalkbrenner aîné le conduit forcément à se distancier des productions minimales de ses débuts pour tenter de séduire un public plus large : le DJ qui se permettait encore des improvisations à l’époque où il défendait Berling Calling propose désormais un set formaté, où le meilleur (« Atzepeng » demeure un titre excellent) côtoie l’électro-FM (à l’image de ce remix dispensable du « Wait For Me » de Moby) et où certaines routines peuvent finir par exaspérer (« Aaron » est un magnifique titre, qui perd relativement de son intérêt dès qu’on double son nombre de BPM). La formule n’en est pas moins gagnante et a séduit le public de l’Open air, qui lui a réservé le meilleur accueil. Pour l’immense respect que nous avons à l’égard de la carrière de Paul Kalkbrenner et parce qu’on continue à trouver que c’est aussi un chic type, on évitera d’en faire un « David Guetta allemand », mais on comprend ce que les auteurs de Fronstage entendaient en se permettant cette comparaison dépréciative. Pour clôturer cette journée par une belle surprise électro, il fallait faire un tour du côté de Bonobo qui, malgré une coupure de son prolongée, s’est fendu d’un DJ set accrocheur, jurant avec le live intéressant mais contemplatif qu’il avait livré l’an dernier.   

Samedi

Le samedi, la présence de Nicki Minaj en tête d’affiche était non seulement synonyme de nouveauté en matière de programmation artistique, mais aussi, par corollaire, en matière de public. Si quelques poignées de fans de Marilyn Manson ou d’Indochine nous avaient bien fait rire par le passé en venant squatter le devant de la scène dès le début de l’après-midi et suer leur maquillage pendant des heures dans l’attente de leurs héros, on n’avait jamais eu affaire à un escadron tel que celui des fans de Minaj (― pardon du jeu de mots). Dès l’ouverture des portes, ils étaient des dizaines (principalement des jeunes filles, pimpantes et nerveuses), à venir occuper les premiers rangs du HF6. On a d’abord craint le pire, en voyant nombre de ces demoiselles s’asseoir dos à la scène et se fourrer des écouteurs dans les oreilles, mais on s’est réjoui de les voir se redresser pour applaudir, en particulier, la prestation brillante de James Vincent McMorrow.

Quand la participation de Nicki Minaj au festival avait été annoncée, de nombreuses réactions d’incompréhension, sinon de relative colère, avaient fusé sur les réseaux sociaux : que l’affiche prenne un tour hip-hop était déjà discutable, mais que cette chanteuse, plus réputée pour ses formes callipyges que pour la qualité de son flow, débarque en bord de Meuse était tenu pour la mort symbolique d’un festival ayant perdu sa crédibilité. En assistant à la prestation de Nicki Minaj, on ne pouvait pourtant que donner tort aux détracteurs : jamais, en dix ans, on n’a vu autant de personnes se masser dans le HF6 (l’accès à la salle finissant par être limité) ; jamais on n’a vu public plus fervent (sinon franchement hystérique, et carrément blaireau quand il se met à chanter « Waar is da feestje ? ») ; jamais, non plus, on n’a vu pareil show ― ce qui ne veut pas dire « concert », entendons-nous. Les organisateurs, en définitive, ont réalisé un très gros coup gagnant, et l’expérience restera dans les annales.

Quant à savoir si la qualité était au rendez-vous, c’est une tout autre histoire. Ce qu’a livré Nicki Minaj ne correspond en aucune manière à l’horizon d’attente d’un habitué des festivals : là où l’accent est traditionnellement mis sur la performance musicale, Nicki Minaj relègue celle-ci au second voire au troisième plan, valorisant principalement la chorégraphie et transformant la scène en podium de défilé de lingerie mâtiné de plateau de Danse avec les stars. La rappeuse s’affiche avec un micro-Madonna, n’essaie même pas de faire croire qu’elle chante et se contente de reprendre vaguement certains refrains ou de ponctuer d’un ou l’autre « hey ! » la bande qui diffuse ses titres. Et le plus impressionnant est qu’aucun de ses fans n’en a strictement rien à cirer : pour eux, l’intérêt est uniquement d’approcher plus ou moins celle qu’ils tiennent pour une icône. Les pancartes affichées par des membres de l’assemblée sont à ce titre éloquentes : sur l’une, une jeune fille assure toute sa dévotion (« Nicki, I want to be your favorite »), tandis qu’une autre est barrée d’un remerciement « Nicki, you save my life » (on peine à comprendre comment). Plus spectaculaires encore sont les convulsions dont est prise la jeune fille que la rappeuse invite soudain à monter sur scène et qui vit assurément le plus grand moment de sa vie. En fait, que Nicki Minaj soit une icône de notre monde contemporain est fascinant et désespérant à la fois : l’hybridité pop/rap/r’n’b de ses titres contribue à son succès, mais ceux-ci, sans être détestables, n’ont rien d’exceptionnel. C’est surtout le cadre dont elle entoure son propos qui assure sa notoriété, mais fondé sur un mélange de twerk, de cils démesurés et d’excentricités, celui-ci demeure nettement moins élaboré et extravagant que celui d’une Lady Gaga, par exemple. Si Kim Kardashian se mettait sérieusement au rap, elle deviendrait assurément sa plus grande concurrente. Au vu du succès, on se dit dès lors que les Ardentes ont clairement gagné leur pari en attirant une énorme star et en prenant le risque d’intégrer un show à l’américaine dans un festival où on ne s’attendait pas à ce genre de spectacle, mais on ne peut s’empêcher de trouver triste ce culte de la vacuité. Peut-être qu’on pourrait envisager de programmer des phénomènes J-Pop comme Baby Metal ou Ladybaby l’an prochain : leurs sets sont complètement barrés, leur succès est tout aussi incompréhensible, et ça permettrait d’attirer un public nouveau.

Si Nicki Minaj a pris beaucoup de place dans les discussions du festival, la journée du samedi ne s’est (heureusement) pas limitée à sa prestation. On passe rapidement ici sur les concerts des Bed Rugs, auxquels on est volontiers prêt à donner une seconde chance mais qui paraissaient peu inspirés par le fait de jouer en début d’après-midi, et de Woods, qui ont dû composer (eux aussi…) avec des difficultés de son et ne sont pas parvenus à imposer leur folk à l’Aquarium, pour retenir l’excellent concert de James Vincent McMorrow dans le HF6. Penchant nettement du côté de Justin Vernon, tant par la qualité de ses compositions (oscillant entre la folk dépouillée du Bon Iver première manière et celle rehaussée d’arrangements électroniques de Volcano Choir) que par ses modulations vocales, l’Irlandais a magnifiquement défendu Post Tropical, allant même jusqu’à s’attirer la sympathie des fans de Nicki Minaj massés aux premiers rangs ― ce que les malheureux Charlatans et Paul Weller ont eu beaucoup plus de difficulté à faire (cruel conflit de générations…). Sur la grande scène, on a assisté au grand moment de solitude de Benjamin Clémentine, tout à fait incapable de gagner l’intérêt d’un public occupé à profiter des rayons du soleil. L’irritation du pianiste augmentait au fur et à mesure du concert : sa réception nous semblait toutefois plus conforme à ce que méritait effectivement sa musique d’ascenseur, propulsée « grande révélation du festival » de façon incompréhensible l’an dernier.

On a en revanche passé un bon moment avec The Experimental Tropic Blues Band, qui présentaient leur projet parodico-patriote The Belgians. Dopé au gingembre et au whisky chaud, le trio enchaîne les titres brefs et bruts après une reprise pugnace de la Brabançonne servie en guise d’introduction. Surtout, The Belgians est un spectacle total : les morceaux s’articulent idéalement aux vidéos hallucinantes réalisées par Pascal Braconnier, qui passent en revue une multitude de petites mythologies belges plus ou moins glorieuses. Les riffs et les coups de drumsticks accompagnent de la sorte les images du penalty légendaire de Leo Vanderelst, de la moustache de Dirk Frimout, des courses de flics perdus dans les rues de Liège au moment de la tuerie, de Gilles de Binche en goguette et d’hôtesses de la Sabena en larmes. Un concert en mode inside joke, auquel les étrangers présents dans la salle n’auront sans doute pas tout compris, mais qui valait le détour en tant que démonstration d’absurdité virtuose.

Parmi les autres bons moments de la journée, on retiendra le concert explosif d’un Iggy Pop survolté, qui a merveilleusement tenu le rôle de has-been de l’année. À 68 ans, l’iguane demeure un phénomène. On se demande s’il ouvre sa prestation sur le triptyque « I Wanna Be Your Dog » / « The Passenger » / « Lust For Life » pour être certain de l’avoir joué au cas où une crise cardiaque le terrasserait sur scène ; on ne peut s’empêcher de penser qu’il est en réalité une version de Jennifer Anniston venue d’un monde possible démoniaque, mais, dans le même temps, on reste admiratif. Lassé du playback de Nicki Minaj, on est également allé jeter une oreille à Slow Magic, qui, derrière son masque de renard, avait bien du mérite à s’échiner sur ses tambours devant une petite centaine de personnes et qui a fini par s’inviter dans le public pour jouer l’un de ses morceaux. Et puis on a rejoint une dernière fois l’Open air pour le concert de The Hives, en sachant d’avance qu’on allait l’apprécier. Le groupe a connu son heure de gloire (relative) durant la mode des groupes en « the » (on pourrait appeler ça « l’ère des Strokes ») et n’a, soyons honnête, plus ou moins rien fichu de notable depuis lors. Et pourtant, le groupe compte parmi ces groupes qui font le bonheur des programmateurs de festival : de ceux qui ne motiveront sans doute plus grand monde à acheter leur place (on n’a pas entendu une seule personne justifier sa venue au festival en mentionnant les Suédois), mais dont la présence sera toutefois bien accueillie ; ces groupes, surtout, qui, sans rien innover, capitalisent sur un art du titre accrocheur et sur un frontman capable de jouer les G.O. The Hives, en ce sens, a livré un concert impeccable : le parterre était relativement clairsemé, mais il s’est prêté au jeu imposé par               Howlin’ Pelle Almqvist, ouvrant un mosh pit, jouant à s’asseoir pour mieux rebondir et reprenant en chœur les hymnes « Walk Idiot Walk » ou « Two Timing Touch And Broken Bones ». The Hives, à l’image de The Subways ou des Kaiser Chiefs, tient de ces groupes capables de routiniser un concert hyper dynamique et charismatique. Personne ne se souviendra de leur prestation dans six mois, mais, si on en parle à quelqu’un qui y a assisté, il conviendra assurément que c’était un excellent moment.

Dimanche

Le quatrième jour, fatigue oblige, il est toujours plus difficile de se motiver à faire l’aller-retour entre les scènes. La journée du dimanche est traditionnellement considérée comme « familiale », et permet aux jeunes parents de se replonger avec nostalgie dans leur post-adolescence sans perdre des yeux la raison qui les empêche désormais de picoler tous les weekends (à savoir leur moutard, occupé à parader avec un casque antibruit sur les oreilles). Le programme, moins fourni, n’en était pas moins intéressant sur papier, et a offert plusieurs réussites. On a commencé la journée devant la timide Alice On The Roof, qui tenait le rôle annuel de la jeune artiste dont le single (« Easy Come Easy Go ») a beaucoup tourné sur Pure FM et qui était placée stratégiquement en début d’après-midi pour forcer le public à arriver tôt. La naïveté confondante de l’intéressée donnait à la plaine des airs de fête d’école, qu’ont prolongé Bigflo et Oli, déjà présents l’an dernier. Très populaires auprès du public adolescent, les deux frères misent sur une technique impeccable et sur un positionnement contre les clichés, multipliant les punchlines tout en prenant soin de ne jamais nommer directement ceux dont ils se moquent. Leurs titres consistent principalement à affirmer qu’ils sont jeunes et normaux, que la musique est toute leur vie et qu’ils pourraient, eux aussi, jouer les caïds, mépriser les femmes, chanter la beauté des guns et les vertus de la drogue, mais qu’ils n’en voient pas l’intérêt. Le duo a investi, avec un certain talent, le créneau d’un rap politiquement correct ; on se demande s’il parviendra à s’imposer sur le long terme, mais, du haut de sa naïveté assumée, il produit des effets jubilatoires : après la satire de Bigflo et Oli, voir Nekfeu s’époumoner à chanter la qualité de sa beuh avait quelque chose d’un peu ridicule.

Dans le HF6, les Sleaford Mods – autre duo, nettement moins susceptible de plaire aux parents accompagnés de leur progéniture – ont merveilleusement détonné en livrant un concert débordant de délicatesse punk-hip-hop : Jason Williamson, aux airs de supporter de Milwall, éructe avec un accent cockney sur un flow saccadé et agressif, tandis que son compère Andrew Fearn se contente de contrôler une boîte à rythme en se dandinant et en pintant des Jupiler. Le genre de concert qu’on s’attend davantage à voir à Dour, et dont l’impertinence se révélait rafraîchissante. On a déjà suffisamment écrit combien le son de l’endroit était catastrophique : ce sont sans doute les Black Rebel Motorcycle Club qui en ont le plus souffert cette année, leur son délibérément crasseux devenant tout à fait inaudible dans l’infâme hangar où ils ont pris place après un retard de 25 minutes déjà dû à un problème technique. On le regrettait sincèrement, tant on se réjouissait de voir le groupe, auteur d’un premier album excellent et doté désormais d’une discographie kilométrique (qu’on connaît mal, à dire vrai, mais du côté de laquelle on prendra soin d’aller chiner pour oublier la déception de ce rendez-vous manqué). En soirée, Balthazar s’en est nettement mieux tiré avec le son et a livré, à l’image de BRNS, un concert conforme à sa réputation : c’est-à-dire impeccablement maîtrisé et sans véritable surprise. Le peu d’entrain du public, invité à reprendre l’hymne « Blood Like Wine », témoignait toutefois de la difficulté du groupe à s’imposer au-delà de la frontière flamande : une réalité assez incompréhensible au vu, notamment, du nombre de singles susceptibles d’accrocher le badaud, mais qui ne doit pas remettre en cause le fait que ce quatuor-là se présente comme le digne héritier de dEUS. Qu’on s’en rende compte ailleurs qu’en Flandres et à Bruxelles n’est qu’une question de temps.

Le temps fort de la journée a eu lieu sur la grande scène, où Erlend øye, escorté par six musiciens, a offert une vaillante démonstration pop, face à un public clairsemé. On n’a d’ailleurs pas exactement compris où tout le monde était passé, dans la mesure où il n’y avait strictement aucune concurrence dans le programme ― sans doute au stand pizzaburger de la « route des saveurs », allez savoir. Jouant principalement les titres qui émaillent Legao, le génial Norvégien ― dont, on vous l’avoue, on avait peur qu’il se vautre complètement face au public liégeois ― a largement convaincu ceux qui s’étaient déplacés, à l’occasion notamment d’une exécution parfaite du tube « La Prima Estate » et d’une reprise conclusive de « 1517 », titre emprunté au projet The Whitest Boy Alive. On était franchement vidé au moment du concert de Metronomy, auquel on n’a pas prêté une grande attention (on en profite pour présenter nos excuses à ceux auxquels on a dit que ce n’était de toute façon pas un vrai groupe), et on a terminé le festival en assistant à la prestation des copains de Fauve, qu’on n’avait plus vus depuis un bon moment. Si ceux-ci n’ont pas non plus été servis par le son du HF6, ils ont donné un concert puissant et généreux, porté par l’énergie communicative de leur chanteur. La comparaison entre les premières dates auxquelles on avait pu assister et ce genre de soirée en tête d’affiche permet de prendre la mesure de la fulgurance de la trajectoire du projet. Ça fait un moment que « Nuits fauves », « Blizzard » et « Kané » sont devenus des hymnes scandés par le public, il en va de même de titres plus récents comme « Infirmière » ou « Les hautes lumières » ― qui est bien plus impressionnant en live qu’en version studio. On n’a pas tout à fait compris la présence soudaine de porteurs de drapeaux sur scène ― qui donnait à l’ensemble un côté mi-scout mi-cérémonie des JO ―, mais on s’est dit que ce n’était pas la moins bonne façon d’achever cette édition.

L’an prochain, on demandera à la marque Fred Perry, qui soutient le festival, de nous filer une nouvelle paire de godasses parce qu’on a pas mal usé les nôtres à force de courir d’une scène à l’autre pour essayer d’en voir un maximum. On est évidemment passé à côté de plusieurs artistes (Stuff., mais aussi Tom McRae, Ben Khan et Gaz Coombes), on a assisté à quelques concerts dispensables, à des démonstrations de grosses machines huilées et à plusieurs agréables surprises (en particulier Feu! Chatterton, James Vincent McMorrow et Erlend øye). On aurait aimé conclure en vous révélant le lieu où se déroulera la prochaine édition du festival, mais il s’est avéré que les organisateurs n’était pas plus fixés concernant la question à l’heure actuelle : il n’est d’ailleurs pas exclu, finalement, que le Parc Astrid accueille pour une onzième fois les Ardentes en juillet 2016. La position centrale du site fait que ce ne serait pas forcément une mauvaise chose. Mais pitié, pitié : il faut détruire le HF6.