Precariat

C.J. Boyd

Joyful Noise – 2014
par David C., le 24 novembre 2014
9

CJ Boyd m’émeut. Ne me demandez pas pourquoi : c’est un engouement qui semble instinctif, totalement incontrôlable et irrésistible. Je ne connaissais même pas ce type il y a deux semaines. Mais depuis l’arrivée de son nouveau LP dans ma boîte aux lettres, de sa musique se dégage un tel magnétisme que même la force d’attraction de l’Étoile de la mort, à côté, c’est du pipi de chat. Pourtant, le catalogue du sieur disponible sur Bandcamp est impressionnant, puisqu’il officie depuis 2001 dans divers projets, en solo ou en groupe. Je me sens alors bien niais d’être passé à côté de cet ovni depuis tout ce temps et m’excuse déjà de mes réactions de jeune pucelle découvrant pour la première fois les sensuels délices de la chair avec un vieux routier qui, peut-être, use et abuse des mêmes astuces à chaque rencontre.

Mais pour les vierges comme moi, voici d’abord le pitch: C.J. Boyd vient de nulle part et est partout : la liste de ses concerts est tout simplement interminable et il se présente lui-même comme étant constamment sur la route, seul avec sa contrebasse, sa basse électrique, son harmonica et ses pédales d’effets et de loops, tel un Rémi sans famille usant ses guêtres sur les routes du monde entier. D’ailleurs, dans le grain de la voix et dans sa justesse plus qu’approximative, on sent poindre le hobo, un je-ne-sais-quoi qui transpire l’expérience et la poussière du bitume, l’atmosphère moite et acre d’un bar miteux du Midwest. Le terme même de Precariat emprunté au vocabulaire de la sociologie ainsi que la barbe hirsute et le look dégingandé n’aident d’ailleurs pas à apporter une nuance inverse. Les influences revendiquées sont quant à elles aussi éclectiques que soignées : de Wagner à Bourdieu, d’Autechre à 2 Pac, d’Aristote à Reich... Autodéveloppé et autoproduit, on sent que le gars n’arrête pas et ne sait pas s’arrêter, à l'image d'une musique qui n'a ni début ni fin.

Une fois posée la cellule dans le sillon, de longues plages hypnotiques s’étendent, potentiellement à l’infini, entre le mouvement perpétuel des vagues océaniques et la stase d’un temps qui n’avance plus. Il y a une part de chamanisme, de transe dans la musique de CJ Boyd. Même lorsqu’il joue, l’impression de le voir partir dans une autre dimension domine, les pupilles à demi révulsées, les paupières mi-closes. Loin des morceaux planants de Sigur Rós, les compositions de CJ Boyd oscillent entre structuration déterminée et improvisation, et le sentiment d’hypnose découle principalement de deux facteurs musicaux : l’exploration des harmoniques d’une seule note/fréquence et la superposition de boucles qui tend à créer un magma sonore à la fois mouvant – car polyphonique – et statique – car trop dense pour réussir à distinguer les différentes pistes.

Precariat est un petit bijou, n'y allons pas par quatre chemins. D’abord par ce sentiment d’hypnose et d’attraction, qui vous pousse à vous assoir et à vous laisser submerger de ses vagues de sons, sans réagir, et à vous laisser bercer par une contemplation zen de l’instant sonore (John Cage n’est pas loin). D’ailleurs, la magnifique photo inversée de la pochette représentant un plongeur en apnée n’est pas sans lien avec la sensation de l’écoute : l’auditeur est isolé dans un environnement sonore aussi dense que l’eau, la lumière lointaine du soleil brillant à la surface. L’intonation de la voix renforce le flou : consciemment ou non, Boyd joue sur la justesse des notes qu’il chante. Loin d’être déplaisante ou choquante, cette fausseté ponctuelle de la voix apporte un pouvoir de séduction supplémentaire, sorte d’artéfact qui scintille aléatoirement sur la masse sonore et qui vient la pimenter, la froisser un peu plus. Mais Boyd sait aussi jouer avec le silence, la ténuité et la fugacité d’un son solitaire, en opposant des moments de plein et de vide (« Peradora »), jouant ainsi sur des moments d’extrêmes tensions polyphoniques et des moments plus simples et moins éprouvants (comme dans « Slowly by Your Passing » long solo vocal sur pizz de contrebasse). 

On se laisse si facilement bercer que l’arrivée de la cellule sur le sillon central devient manque, frustration, carence, voire sevrage. Si tu aimes les beats, le flow et le groove, alors cet album sera à des années lumières de ce que tu écoutes. Mais laisse-toi happer l’oreille : on verra si tu résisteras...