Peacock Dreams أَحْلَامُ الطَّاوُوسِ
Abdullah Miniawy

Mais qu’est-ce qu’on va bien pouvoir faire comme musique désormais ? Alors que le siècle dernier a repoussé les frontières de ce qu’il est possible de considérer comme la musique, brisé l’étroite vitre qui la maintenait séparée de la nature, sommes-nous condamné·es à expérimenter dans le toujours-plus ? Toujours plus violent ? Toujours plus lent ? Toujours plus lisse ou déstructuré? C’est une terrible époque pour cellui qui aime l’expérimentation, car tous les chemins portent le désespoir d’abriter les pas de quelqu’un d’autre.
Abdullah Miniawy, heureusement, m’appelle à chaque disque à un retour vers le centre. En parlant sans que je le comprenne, sa musique me penche vers une exploration qui a abandonné l’aventure extérieure pour se concentrer sur l’infinitésimal. Précisons avec ce qu’on a. Après un très politique et dramatique Le Cri du Caire, version album d’un spectacle présenté à Avignon en 2018, et un sombre Shoot The Engine sur lequel il retrouvait Carl Gari, avec lequel il avait fait son premier concert à un rassemblement, il a publié il y a quelques jours Peacock Dreams. Lumineux, spirituel, c’est un disque qui propose le meilleur d’Abdullah Miniawy à ce jour.
Et si parfois on ne regrette pas l’incompréhension d’une langue étrangère qui joue son rôle d’instrument, c’est toute une autre histoire ici. Comme dans son travail avec Simo Cell, la voix est centrale. Porteuse des mélodies, incantatrice et flambeau du poète, elle est ce qui fait musique et autour de laquelle dansent les instruments. On y reconnaît peut-être un élément de la culture soufi, dont Miniawy s’est revendiqué au début de sa carrière. Là où une partie de l’islam s’est historiquement méfié de la musique, le soufisme a embrassé une confiance en elle qui génère un respect presque aussi coercitif. D’où le soutien des trombones de Robinsou Khoury et Jules Boittin sur « Signature », qui doublent longtemps la voix avant de s’enrouler autour d'elle ; d’où la présence rassurante d’Erik Truffaz sur des titres comme « Kneel For Truth », capable de se montrer mais surtout de se mettre en retrait – en passant, probablement la plus belle chose que j’ai entendue en 2025.
Dans la musique d’Abdullah Miniawy, si la voix est centrale, l’individu ne l’est pas pour autant; et Peacock Dreams est un album collectif, sur lequel on retrouve les musiciens mentionnés précédemment, mais aussi un rapport plus général à la sortie de soi. Autrui se présente dans le jeu des titres, mais également à l’extérieur, avec le remix de « Ta-Mehu Song » par Hvad, vortex nerveux de sonorités granulaires et parfaitement enchâssées. On note même la présence du public, inaudible mais essentiel dans une version live de « In this world » au CTM Festival de Berlin, l’occasion d’entendre le magnifique timbre de Miniawy alors même qu’il a quitté le studio et sa post-production. Enfin, transcendant les cultures et les époques, il est rejoint par l’artiste de flamenco Nino de Elche pour le titre qui clôt l’album, « Moon of ghazals ». Reprenant le genre médiéval du ghazal, il fond l'onirisme animale dans cette chair qui nous relie tous·tes. Alors le corps amoureux et les liens qui unissent les humains font irruption dans ce rêve éthéré.
Abdullah Miniawy est un poète. Il tisse les choses les unes avec les autres, il est la voix qui parle au nom d’un collectif invisible, et qui connaît parfaitement, comme Rûmî, comme Hugo, comme Darwich, le pouvoir des mots lorsqu’ils sont chantés. Rêve collectif, respiration dans un monde qui passe beaucoup de temps à se projeter, Peacock Dreams est décidément un poème dont on avait terriblement besoin.