Midnight Sun

The Ghost Of A Saber Tooth Tiger

Chimera Music – 2014
par Amaury L, le 10 juin 2014
8

Récapitulatif : Sean Lennon est un "fils de", peut-être le plus illustre de tous aux côtés de Jakob Dylan, Dani Harrison, Charlotte Gainsbourg ou encore Harper Simon. Toutes ces personnes n'ont pas eu - et n'auront sans doute jamais - de problèmes pour s'immiscer dans cette grande fosse à serpents qu'est le business de la musique, et encore moins à trouver leur public. Une vague ressemblance vocale, voire physique avec vos géniteurs vous ouvre les portes de l'Eldorado, promesse d'une carrière qui ressemble plus à une très longue croisière en all-in qu'à un séjour en galère aux côtés de Ben Hur. Depuis l'apparition de ces enfants de stars dans le monde du showbiz, la question est donc toujours la même : Sean Lennon aurait-il connu le succès et la visibilité médiatique qu'on lui connait aujourd'hui si ses parents avaient été bouchers à La Roche-en-Ardenne ? Il est permis d'en douter. Mais c'est en analysant vite fait sa carrière que l'on pourra dégager des éléments de réponse. Vite fait, promis.

Sean fait ses premiers pas dans la musique dès l'âge de cinq ans, puisqu'il récite une histoire sur un album de sa mère Yoko Ono en 1981. Il co-écrit ensuite une chanson avec Lenny Kravitz à 16 ans, pour son album Mama Said. Le fils prodigue ne tarde pas à écrire ses propres morceaux et à les présenter au public, en essayant un maximum d'éviter toute comparaison avec son père. Il est très vite repéré par Adam Yauch (le Beastie Boy qui nous a quitté en 2012), qui le prend sous son aile et le signe sur son label Grand Royal. Sean sort un premier album en 1998, Into The Sun. Bide. On estime que le jeune poulain n'a pas encore assez d'expérience, qu'il doit encore forger sa propre identité artistique. Sean a pourtant 23 ans à cette époque. Au même âge, John Lennon avait conquis le Royaume-Uni et le reste de l'Europe, tandis que l'Amérique s'apprêtait à l'accueillir à bras ouverts. Mais ce n'est pas la même cadre spatio-temporel, pas le même contexte.

Déçu, Sean se retire et n'apparaît que sur des projets obscurs, tient la basse dans le groupe d'avant-garde Cibo Matto, fournit des choeurs pour des artistes de hip hop comme Del Tha Funky Homosapien, Handsome Boy Modeling School ou Jurassic 5. Il lui faudra huit ans pour revenir sur le devant de la scène, avec son album de 2006 Friendly Fire. Un luxe pour un musicien qui n'a pas encore fait ses preuves dans le milieu, mais il sait qu'il y aura toujours des poissons pour mordre à son hameçon patronymique. Une fois encore, la critique est plutôt tiède. On loue son penchant pour les mélodies baroques,  pour l'instrumentation riche mais la sauce ne prend toujours pas.

Alors arrive Charlotte Kemp Muhl, une mannequin qu'il rencontre à New York en 2006. Une liaison amoureuse et profondément artistique naît rapidement entre ces deux-là, ce qui n'est pas sans rappeler la rencontre d'un autre couple... Mais arrêtons avec les parallèles fumeux et concentrons-nous sur Sean à présent. La symbiose qui existe entre Charlotte et lui donne rapidement naissance à un projet qui va permettre au rejeton Lennon de s'émanciper de son lourd héritage: The Ghost Of A Saber Tooth Tiger (GOASTT) est né. Bye bye le nom étouffant, exit la sensation de devoir sans arrêt faire ses preuves, se montrer digne de... Sean Lennon existe dorénavant pour lui, pour elle. GOASTT sort un premier album au nom évocateur,  Acoustic Sessions, en 2010. La reconnaissance critique arrive finalement, le talent de songwriter de Sean est enfin apprécié à sa juste valeur. Rejoint par la voix cristalline de Kemp Muhl, Lennon tisse des chansons oniriques aux progressions harmoniques complexes. Son jeu de guitare est inventif, proche de la scène freak-folk. Psychédélique, vaporeux et agrémenté de multiples références à un monde enfantin, l'album ne décolle jamais vraiment mais semble suspendu entre deux dimensions de l'Imaginarium du Dr. Parnassius. L'instrumentation est fort minimaliste également: des guitares acoustiques, un vibraphone par ci, un harmonium par là, quelques petites clochettes fort hippie-chic. Bref, Acoustic Sessions représente un second souffle dans la carrière de Lennon, aussi bien artistique que critique.

Alors quatre ans après, qu'en est-il de ce Midnight Sun ? La pochette annonce déjà fort bien la couleur. Lennon apparaît cheveux longs, barbe christique, peau verte et tenant un hanneton dans une main, une soucoupe volante dans l'autre. Pigé ? Non ? Et bien c'est normal, parce qu'il est fort probable que seuls Lennon et  sa compagne  détiennent les secrets de cette iconographie, largement inspirée des délires bouddhistes des premiers hippies. Halluciné Midnight Sun sera, donc. Ce que les Acoustic Sessions avaient prophétisé, Midnight Sun l'a accompli. On retrouve cette propension de Sean Lennon à baser ses compositions sur des mélodies décousues et dont le secret harmonique est peu aisé à percer. Tout est énigme, paroles en tête. On se prend même à oser la comparaison avec le monde lewiscarrollien cher à son père. Le clin d'oeil du délicieux "Don't Look Back Orpheus" fait plus que rendre hommage au "For The Benefit Of Mr Kite" clamé par John près de 50 ans plus tôt. Il le transcende. Toutefois, le psychédélisme n'était pour ce dernier qu'un moyen pour parvenir à éclater les conventions du processus compositionnel. Pas pour Sean. Sean EST le psychédélisme, il en est à présent l'un des parrains les plus charismatiques, aux côtés de Kevin Parker de Tame Impala, des Flaming Lips et de MGMT. Pas pour rien que Dave Fridmann, le génial producteur de ces trois derniers artistes, ait accepté d'assurer le mixage et la production de Midnight Sun. On y retrouve cette batterie lourde, ces cymbales rebondissantes et cet espace sonore laissant assez de place pour toutes les élucubrations soniques qui sont ses principales marques de fabrique. C'est le délire total, le voyage psyché-rock ultime.

Mais attention. Contrairement au dernier album de MGMT justement, ce côté divinement foutraque ne sacrifie en rien les mélodies, qui sont facilement mnémoniques et restent en tête après plusieurs écoutes. Le single "Animals" en est la parfaite illustration. Barré, orgiaque, visionnaire et hautement hermétique, au sens mystique du terme. Sean et Charlotte Kemp Muhl ont réussi à dépeindre leur univers sans que celui-ci ne nous semble inaccessible. Il y a même moyen d'entrapercevoir des hannetons qui pilotent des putain de soucoupes volantes dans l'orgasmique "Moth To A Flame". Oui, même sobre. Les voix de Lennon et de sa compagne se superposent formidablement bien, les exercices de réponses déjà établis sur Acoustic Sessions sont désormais bien rodés. Ce qui représente maintenant une amélioration bien réelle réside dans cette capacité qu'ont les deux amants de laisser respirer leur musique, avec plus de passages instrumentaux, d'orchestration variée, chose qui aurait pu être totalement emmerdante avec des morceaux acoustiques. Mais là ça marche. Un instant typique du disque ressemble à ceci : on a cette voix lennonesque qu'on avait déjà retrouvée dans les disques de Kevin Parker, du xylophone, du violon électrique, la voix nymphesque de Kemp Muhl, tout cela agencé avec une batterie dont la grosse caisse sonne comme un grand coup de gong chinois prêt à vous faire résonner les roubignoles. Puis un synthé prend le relais. Ses sonorités auraient pu rendre jaloux un Rick Wright période Dark Side Of The Moon, comme dans le très SF Sorrow "Poor Paul Getty"... Magique, envoûtant, Midnight Sun sera la came de l'été 2014 ou ne sera pas.

La question initiale reste toutefois en suspens. Lennon aurait-il pu atteindre cette maturité musicale sans le carnet d'adresses de sa môman et le code génétique qui est le sien ? Après tout, qui en a encore quelque chose à foutre à partir du moment où l'individu fait à présent de la (très) bonne musique ? Estimons nous donc encore heureux que John ait pu féconder Yoko aux alentours de janvier 1974 pour pouvoir offrir au monde un des derniers mecs qui paraît encore pertinent avec de la musique psychédélique dans ce monde de plus en plus austère et allergique aux couleurs (les vraies, pas celles d'Apple). En espérant maintenant que le petit prince de 39 ans n'attendra pas huit ans pour refaire parler de lui et de sa délicieuse compagne...