Lonely People With Power
Deafheaven

Qu'elle semble loin aujourd'hui la tempête qui a pu opposer la doxa strictement métalleuse qui voyait dans l'arrivée de Sunbather une imposture de la décennie à ceux qui voyaient, par innocence plutôt que par vision pure, l'arrivée du très grand groupe qu'allait devenir Deafheaven.
Ce schisme avait tout de la querelle de clocher, entre ceux pour qui le black metal ne pourrait jamais se diluer de manière si évidente dans de grands élans shoegaze et ceux qui font simplement le distinguo entre les bons disques et les mauvais. Si je dois avouer que je faisais à l'époque fièrement partie du camp des anti, ma relative mauvaise foi – Sunbather est définitivement un bon album, sans jamais incarner pourtant le premier amour que beaucoup y ont connu – s'est vue oubliée dans le véritable gros débat qui a agité les nerds de la sphère musicale : Infinite Granite était-il l'album de la mutation de trop ?
Étonnante situation qui voyait Deafheaven dépassé par la droite par les mêmes qui avait loué de manière béate cet heureux mélange des genres ? Soudainement, la dream pop était désormais de trop dans la discographie des Américains. Une forme de standard moral sorti des tréfonds d'une ligne critique hasardeuse, qui siffle la fin de la récré quand ça l'arrange, pour un groupe dont la sincérité musicale était pourtant finalement - et on s'en rend compte douze ans plus tard - une des plus grandes forces. Si Ordinary Corrupt Human Love (sorti trois ans plus tôt) n'était pas un si grand disque de rock, j'aurais pu commencer à les aimer juste pour l'énorme fist que la bande de Kerry Mc Coy a placé à tous les pisse-froids qui ne s'assument que quand ça va dans leur sens.
Parce que, comme tout le reste, Infinite Granite était à sa manière un grand disque. Au sens de ce que Deafheaven sait magnifiquement faire, c'est-à-dire de la transposition. Deafheaven est un groupe d'idées et d'images. Peu importe la forme finale qu'elle prend, sa musique est juste parfaitement transposée du monde mental sur le plan matériel. Une façon un poil trop prosaïque pour dire que Deafheaven sait écrire de grands morceaux. Il ne sait faire que ça d'ailleurs.
Une forme de perfection dans la transposition des émotions qui cristallise ici tout ce que les Américains ont pu produire dans le passé. Lonely People With Power est ce grand disque de composition qui ne se loupe jamais pendant 62 minutes. À prendre le temps de bien l'écouter, ce sixième album est simplement insolent de talent d'écriture, d'intensité et d'intelligence dans la réalisation. Tous les curseurs ont été placés au maximum ici, à tel point que si certains le voient comme le disque de la réconciliation avec un passé qu'ils débectent, Lonely People With Power pourrait surtout sonner comme un disque d'adieu. Comme si tout avait été dit, comme si le départ pouvait être annoncé maintenant que leur statut de meilleur groupe indé du monde avait été aujourd'hui validé par presque tous, du sceptique des débuts au fan hardcore de la première heure.
Un sixième album qui vient consacrer une des discographies les plus intéressantes et complexes de la décennie. Un album qui rappelle que Deafheaven n'a jamais vraiment quitté la table, il mute simplement au gré d'un parcours musical infiniment libertaire, calibré uniquement sur l'émotion de ses membres, de leurs choix artistiques, sur l'impermanence de leurs envies. Le plus grand fuck jamais adressé à l'étroitesse d'esprit et à l'esprit de caste, une ode à la musique libre de tous ses mouvements et à l'exploration d'une émotion sans limite. Qu'on n'arrête définitivement de causer de Deafheaven pour ce qu'il n'est pas et embrassons enfin Lonely People With Power pour ce qu'il incarne dans toute sa force : un disque définitif réalisé par un groupe qui ne l'est pas moins.