L'art raffiné de l'ecchymose

Lucio Bukowski & Nestor Kéa

Auto-produit – 2014
par Titus, le 5 septembre 2014
8

Nous avons peu parlé de Lucio Bukowski sur ce site. Artiste prolifique, il multiplie pourtant les projets et collaborations depuis plusieurs années, notamment avec son crew l'Animalerie, talentueux collectif de rappeurs et producteurs, principalement axé autour du génial beatmaker Oster Lapwass. L'art raffiné de l'ecchymose est le deuxième album de Lucio, intégralement produit par le dénommé Nestor Kéa, musicien multi-instrumentiste qui utilise ses propres samples dans ses compositions.

Comment aborder ce projet autrement que par son titre ? Tout comme Sans signature, son précédent album, Lucio n'a pas choisi d'intituler ce projet au hasard. La douleur est au centre de l'album : matière créatrice, elle sert plus volontiers à porter un regard désabusé, parfois angoissé sur le monde ("Chaque Dimanche", en featuring avec l'impressionnant Veence Hanao, évoque la peur de devenir père et celle de la vie de couple) qu'à s'épancher sur la souffrance qu'elle engendre. La plume de Lucio est acerbe, émaillée de multiples références allant de Jean-Pierre Melville à Sisyphe, avec cette caractéristique que ces références n'apparaissent jamais comme un moyen pour son auteur de montrer sa culture, mais plus comme une invitation à les découvrir et à comprendre pourquoi elles sont utilisées.

Il est intéressant de constater à quel point l'album s'affranchit des genres : «seul le premier vers coûte, le reste suivra» ("Satori"), révélatrice ouverture d'un disque qui refuse d'être enfermé dans la moindre case. Lucio sort intelligemment du cadre trop étriqué du rap français pour s'ouvrir à une forme particulière d'écriture, poétique et vive, sans jamais revendiquer aucune forme d'appartenance. En quelques phrases, il parvient à dessiner un univers sombre et maussade : «Au fond d'un bar pourri, j'écris un texte de plus... et au fond je n'suis qu'un mec de plus» ("Sisyphe"), marqué par des images frappantes «hors du temps en attendant que ce bâtard me crève». Sombre mais jamais dépressif, Lucio Bukowski se dévoile et crée une véritable atmosphère, aidé en cela par Nestor Kéa.

Au-delà de la performance textuelle, la réussite de cet album vient de la partie instrumentale. L'omniprésence des instruments à cordes, ainsi que les effets sonores utilisés (notamment sur "Satori") donnent une teinte très particulière à L'art raffiné de l'ecchymose, qui parvient à être à la fois cohérent et varié. Si "Don Quichotte"a presque un aspect rock, le morceau-titre semble lui traversé d'influences orientales. La plupart des refrains sont d'ailleurs assurés par le beatmaker, permettant à Lucio (ainsi qu'à l'auditeur) de reprendre son souffle. Textes et productions associés, on comprend alors véritablement le sens du mot "collaboration". Que ce soit au niveau du choix des invités ou de la place laissée à Nestor Kéa ("Jour de Pluie", très belle chanson instrumentale, à ne pas réduire au rang de simple interlude), l'alchimie entre Lucio et lui est évidente.

L'album s'achève sur "Mon Ardoise", prosaïque référence à celle du comptoir où Lucio semble se tenir, mais également à l'ardoise de son vécu, marquée par les douleurs de son passé. Habile manière de conclure cet album, dont l'atmosphère créée est parsemée de références à une réalité d'où l'échappatoire est impossible, puisque qu'engendrant cette douleur, si nécessaire à la création.