Kleptomania

Mansun

EMI / Parlophone – 2004
par Splinter, le 15 octobre 2004
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La séparation de Mansun en 2003, en plein enregistrement d’un quatrième album très attendu, certains l’ont vécu comme une catastrophe naturelle, d’autres comme un vrai soulagement. Attendez, on me souffle dans mon oreillette que ça n’aurait fait ni chaud ni froid à certains – une soi-disant majorité. Bon ("Z’êtes vraiment sûrs ??"). Bref, un groupe qui se sépare, c’est toujours pareil, ça provoque un effet tout relatif. Ce sont des choses qui arrivent. Et la caravane passe.

Mais Mansun, nom d'une pipe en bois, tout idiots qu’ils furent de choisir un nom en évoquant d’autres ("Quoi ? T’écoutes Marilyn Manson ?!"), se cantonnant eux-mêmes dans la catégorie des seconds couteaux, ce sont quand même les auteurs de deux disques à mon sens totalement indispensables, deux œuvres vraiment à part et incomprises par la majorité des critiques, parues à la fin des années 1990 : Attack of the Grey Lantern, premier album fantasque et fantastique sorti en 1997, et surtout Six, publié en 1998, que personnellement (oui c’est ma chronique) je place avant OK Computer de Radiohead et Splinter des Sneaker Pimps. Un album inépuisable, des chansons qui s’enchaînent et se gravissent comme des montagnes russes, une épopée romantique et chaotique au sein de laquelle se croisent des centaines de références (musicales, littéraires, cinématographiques et télévisuelles) comme il n’en existe aucun autre et comme en témoigne sa mythique pochette, sujette à bien des interprétations. Un disque qui aide à surmonter les épreuves de la vie (sentimentales, notamment) et auquel on revient sans cesse avec un plaisir renouvelé.

Certes, Little Kix, sorti en 2000, avait franchement déçu les fans. Une sorte de bonbon pop sans âme et sentant un peu le moisi, illustré par un Anton Corbijn toujours aussi fade, que Paul Draper, ex-leader de Mansun, renie du bout des lèvres et qui ne se hisse manifestement pas au niveau de ses illustres ancêtres (ni de ses excellentes faces B) et que les fans ont voulu rapidement oublier en plaçant tous leurs espoirs dans un nouvel album – le fameux quatrième – qui aurait renoué avec les audaces musicales et lexicales de Six.

La suite, on la connaît. Un groupe qui croit avoir perdu la foi, qui met une semaine à enregistrer une seule chanson, une séparation comme un coup de tonnerre, des cris d'effroi, des yeux rouges, des nez qui coulent et une pétition sur Internet signée par quelque 3.000 personnes pour que Parlophone daigne mettre à la disposition du public les chutes de studio, quelle que fût leur forme – présentable ou non, quel qu'en fût le biais - téléchargement ou album simple.

Vœu pieux mais vœu exaucé, et bien au delà des espoirs les plus fous. Les fans peuvent être ravis. Parlophone a en effet demandé à Paul Draper de se pencher sur ce qui avait été enregistré pendant les sessions avortées et de faire un choix, souvent difficile, entre les différentes versions dont on a gardé une trace audible pour sortir un album posthume. Ainsi, c’est dans un sublime coffret (du type des "Legacy Edition" des albums de Jeff Buckley) que se présentent trois disques : l’album inachevé, donc, un disque de faces B et enfin un disque de raretés et inédits. Autant dire que c’est du bonheur en barre pour les adorateurs de la coupe de cheveux de Dominic Chad et du déhanché de Stove King (qui n'a toutefois pas participé à l'enregistrement de Kleptomania, puisque viré du groupe quelque temps auparavant), un coffret attendu comme le messie par des hordes d’orphelins d’un groupe désormais mythique.

Un bien bel objet, donc, mais tout classieux que soit le packaging, c’est encore la musique qui nous intéresse ici. Comme l'avoue Paul Draper dans les notes du livret, aucune chanson n'est vraiment terminée, certaines n'étant présentées qu'à l'état d'ébauches, comme "Home" ou "Cry 2 My Face". Mais que les fans se rassurent, ces simples versions inachevées s’élèvent bien au-dessus de Little Kix. Draper a sans doute compris qu’il gâchait son talent à taper dans la chanson pour adolescentes en attente du prince charmant, bien que certains morceaux persistent à jouer dans un registre mou du genou (irritantes "Harris" ou "Cry 2 My Face", justement).

Au contraire, les excellents premiers morceaux frappent par leur côté assez agressif ("Getting Your Way", qui ouvre le disque), toutes guitares dehors (terrible "Keep Telling Myself", vrai tube en puissance), en prenant le contre-pied total de Little Kix et en renouant avec l'énergie des débuts. La voix de Paul Draper reste égale à elle-même, toujours juste, puissante et belle ("Slipping Away"). Bien entendu, il fallait s’en douter, ceux qui s’attendaient à un Six-bis en seront pour leurs frais. Les chansons n’ont rien à voir avec ces mini-pièces de théâtre de huit minutes montre en main, à trois ou quatre mouvements et aux paroles acides comme de la bave d’Alien. Le format est bien plus classique (3 minutes 50 en moyenne), du type couplet / refrain / couplet, même si l’on retrouve quelques notes d’orgue désuet (dernières secondes de "Splipping Away").

En réalité, Paul Draper reconnaît avoir été incapable de donner une vraie suite à ses deux premiers albums et s'être interrogé sans fin sur la direction musicale à adopter après 1998 : s'enfermer dans un genre vraiment particulier en refaisant un nouveau Six, ou tenter de s'épanouir dans une pop plus classique. Finalement, Six restera cet album inégalable, ce qui permettra sans doute d'apaiser l'amertume de la séparation.

Néanmoins, Kleptomania tel qu'on nous le présente aujourd'hui renferme quelques pépites, comme ce "No Signal/No Complaints", qui, de manière très surprenante, lorgne un peu du côté de l'ami Jeff Buckley, ou "Home", qui donne dans un domaine un chouïa groovy franchement inédit chez Paul Draper. Ce dernier s'avoue d'ailleurs surpris, avec le recul, de la qualité d'ensemble de ce qui a été enregistré. Ce Kleptomania ne contient certes pas énormément de surprises, mais il s'agit d'un très bon album pop, voire plutôt rock, très mélodieux (jolie "Fragile") quoique sans doute pas à la hauteur des attentes placées en lui. Mais comment aurait-il pu en être autrement, s’agissant de morceaux inaboutis ?

En ce qui concerne les deux autres disques, rien de spécial à signaler sur la compilation de faces B, qui témoignent toutes des talents de composition du groupe, et qui donneraient à rougir à bien des albums qui sortent aujourd’hui, de l'antédiluvienne "Take It Easy Chicken", qui n'a pas pris une ride, à la formidable "My Idea of Fun" (qui aurait vraiment dû figurer sur Little Kix, mais bon c'est comme ça). On regrettera tout juste l’absence de des géniales "Lemonade Secret Drinker" et "The Duchess", mais heureusement "Check Under the Bed" et surtout "Flourella" répondent présentes !

Le disque de raretés contient lui aussi quelques petits diamants ("Rock’n’Roll Loser") et certaines curiosités (une version démo de "I Can Only Disappoint U" pas très éloignée de la version définitive figurant sur Little Kix, ou encore un live bien bondissant de "Taxlo$$" qui donne irrésistiblement envie de réécouter Attack of the Grey Lantern).

Bref, ce coffret Kleptomania constitue un magnifique testament, un superbe témoignage de ce que fut Mansun, du groupe génial et inspiré de ses débuts, qui semble avoir tout donné en deux albums, à un final pas forcément aussi enthousiasmant mais toujours profondément attachant. On n’oubliera pas de décerner une mention spéciale au joli livret, qui comprend des notes très instructives de Paul Draper sur l’origine de chacun des 37 morceaux du coffret et qui témoigne de la volonté du groupe de vraiment faire un très beau cadeau aux fans. Mission accomplie, vraiment. Le coffret ne s'adresse de toute façon qu'à eux et eux seuls. Si quelqu’un pouvait souffler à EMI et Parlophone l’idée de sortir un live, qui attesterait de la formidable énergie de Mansun sur scène, ces mêmes fans seraient comblés et pourraient attendre l'âme en paix les nouvelles aventures de Paul Draper et Dominic Chad.