Jacob's Ladder

Brad Mehldau

Nonesuch Records Inc. – 2022
par Émile, le 10 mai 2022
8

Jacob est épuisé. Il fuit un conflit, cherche sa mère, se perd en plein désert et, la tête posée sur une pierre, s’endort. Dans son rêve, une échelle conduisant jusqu’aux cieux, et à son réveil, la certitude que c’est à l’endroit même où il a reposé son esprit et son corps que doit s’élever un temple en l’honneur de son dieu. L’échelle de Jacob, cette étrange passage de l’Ancien Testament, voilà la toile de fond sur laquelle Brad Mehldau a composé les titres de son dernier album. Jamais avare en projets neufs et cohérents musicalement et intellectuellement, le pianiste américain fait un pas de plus vers le judaïsme après avoir déjà sorti un très bon Finding Gabriel en 2019.

Mais comparé au disque paru il y a trois ans, Jacob’s Ladder est porté par une atmosphère bien moins délicate et angélique. Et si la parabole biblique semble être le message onirique d’une certaine béatitude au milieu des peurs, l’échelle de ces titres est avant tout une pente raide. Est-ce que les douze morceaux de l’album représentent une montée vers un certain ciel musical ? Pas sûr du tout, bien que le dernier morceau ait été intitulé « Heaven ». Mais entre le doux « maybe as his skies are wide » qui ouvre le disque et le rassurant titre qui le ferme, tout n’est pas aussi simple que sur certaines de ses productions antérieures. On pense notamment à « Double Fugue » ou au trois parties qui composent l’ensemble éponyme qu’on trouve en fin d’album.

Un choix de la dissonance particulièrement marquant au milieu de la discographie de Mehldau, particulièrement douce en terme d’harmonisation. Et si lui passe toujours aussi facilement les barreaux de son clavier, pourquoi en serait-il de même de nous ? L’aspect parfois plus expérimental du disque se retrouve dans les inspirations qu’il va piocher ça et là dans la musique des années 1920 et 1930. En témoignent le très expressionniste « (Entr’acte) Glam Parfume », avec son synthétiseur qui singe les ondes Martenot et ses suites d’accord qui semblent un pont – ou une échelle – entre la mélodie française et Rachmaninoff, ou bien cette machine à vent qu’il utilise sur « Ladder » et qui semble sortie d’une ancienne représentation dramatique. Loin d’être une mise en musique d’un passage biblique, Jacob’s Ladder est en partie une errance dans les sources créatives de Brad Mehldau, s’aventurant parfois par-delà la frontière de la quiétude.

Et si toute cette histoire d’échelle divine et de voyage intérieur vous semble être particulièrement introspectif, sachez qu’il n’en est rien ! Mehldau est parvenu à intégrer son collectif à cette réflexion initiatique. Parmi les présents au générique, il y a l’indétrônable Mark Guiliana, batteur génial et ami de longue date, mais aussi le saxophoniste Joel Frahm qu’il a rencontré pendant ses études, John Davis à la production, et un certain nombre de camarades chanteur·euses. Becca Stevens principalement, mais on trouvera aussi Tobias Bader, préposé au – véridique - « screaming metal Hegel vocals » dans « Herr und Knecht ». Au total, c’est plus d’une trentaine de personnes qui ont communié sur Jacob’s Ladder, avec un souci d’intégration et de diversification particulièrement essentiel à l’œuvre de Mehldau, qui n’a fait des pauses en solo que pour pouvoir ré-apprécier le collectif.

Est-ce simplement le rêve de Brad Mehldau ? Est-ce une véritable montée vers un absolu ? L’avantage de la parabole, c’est que chacun·e y voit ce qu’il ou elle veut. Pour ma part, j’ai plutôt l’impression que Brad Mehldau a aperçu en esprit la question religieuse, et au lieu de grimper à une échelle, a convoqué toute une amitié pour en parler et chanter la beauté de cette idée.