Clair Obscur : Expédition 33 (Bande Originale)
Lorien Testard

Vous avez huit heures devant vous ? Évidemment que non, et pourtant c’est le craquage absolu de la bande originale de Clair Obscur : Expédition 33, un jeu vidéo conçu par le studio montpelliérain Sandfall Interactive. Phénomène médiatique, hommage amoureux au JRPG (Japanese Role Playing Game), fleuron vidéoludique français, mais aussi tour de magie de gameplay ainsi que réflexion métaphysique sur l’angoisse de la mort et la joie qui peut en naître : ces ambitions, explicites et légitimes, ne peuvent pas exister sans une bande originale magistrale. Il n’y a pas de jeu vidéo culte avec une musique ratée, et peut-être même ne peut-elle pas se permettre d’être invisible. Mais Sandfall Interactive, bien qu’excroissance indé de gens qui viennent d’Ubisoft, a l’air d’être un collectif qui n’a pas peur des risques. Pour preuve le choix Lorien Testard, aux commandes pour la musique de Clair Obscur, sa première bande originale.
Un peu de contexte tout de même : nous sommes à Lumière, un Paris fantasmé de la Belle Époque, perdu au milieu de l’océan après une fracture cosmique advenue il y a 67 ans. Après l’éclatement, les habitant·es de la ville ont aperçu au loin un monolithe géant, sur lequel une immense femme a peint le chiffre 100, provoquant l’évaporation de toutes les personnes âgées de cent ans. À la fin de chaque année, la Peintresse inscrit un nouveau chiffre, inférieur, oppressant les perspectives existentielles de celles et ceux qui restent. L’histoire commence le jour du passage au chiffre 33 : Gustave rejoint son ancien amour, âgée d’un an de plus. Elle va disparaître ce soir, puis ce sera sa dernière année à lui. Mais les habitant·es de Lumière ne passent pas leur dernière année à accepter la mort, puisque la plus vieille cohorte d’âge se rend chaque fois en expédition sur le continent pour, idéalement, trouver la Peintresse. Nous voilà parti·es pour une aventure en bonne et due forme, dans laquelle la mémoire de celles et ceux qui nous ont précédés, les peuples du continent et les amitiés faites en route vont néanmoins être teintés de la mélancolie qui touche ces trentenaires lorsqu’ils regardent pour la première fois la mort dans les yeux.
Pour animer cette mélancolie, Lorien Testard a travaillé avec Alice Duport-Percier, chanteuse lyrique et membre du superbe collectif Les Kapsber'girls. À l’aise dans tous les registres, elle a su l’accompagner dans la création d’une musique aux sonorités purement françaises – voire franchouillardes. Accentuant le ton de ce qui est parfois ironiquement nommé un baguette-RPG, Duport-Percier est soutenue par un accordéon, un piano de valse ou une fanfare empruntée au début du 20e siècle (voir « Lumière – The Departure » par exemple). Influencée – assez indirectement peut-être – par la Mélodie Française, la bande originale de Clair Obscur : Expédition 33 trouve dans l’alternance du majeur et du mineur un creuset pour l’introspection narrative. Comme dans les chansons de Fauré ou Poulenc, on y parle d’amour, de joie et de mort : une parfaite combinaison qui laisse de la place à des temps de dialogues purs, pour le système de relation sociale entre les personnages (en gros, à chaque anecdote contée, on passe un niveau permettant au final d’acquérir de nouvelles compétences), et à des moments de découverte contemplative.
Mais un J-RPG, c’est aussi beaucoup de combats, et le format tour-par-tour, même très hétérodoxe comme c’est le cas ici, nécessite un dynamisme tout particulier qui ne peut naître qu’avec l’aide de la musique. Si vous avez joué un jour à Final Fantasy VII, vous savez de quoi je parle. On retrouve alors chez Lorien Testard des choses qu’on connaît depuis Vivaldi, à savoir ces mises en rythme par les cordes pour conserver un aspect orchestral malgré les petites boîtes à rythme en fond. C’est là que le travail fourni est assez vertigineux : plusieurs thèmes par personnages, par types de combat, puis on multiplie ça par le nombre de zones, etc. Tout naturellement, étant donné la quantité astronomique de morceaux, il y a du juste et efficace, et il y a du vraiment original.
Là où Testard est exceptionnel, c’est dans la richesse des influences et le champ libre qu’il se laisse pour développer les thèmes. En tant qu’hommage au jeu vidéo japonais, le jeu se nourrit des petits thèmes au piano ou à la guitare sèche ; mais en tant que projet original, il va puiser dans le rock, le baroque, une bonne dose de French Touch. C’est sa façon à lui d’être un produit artistique réalisé par des trentenaires, pour des trentenaires, et qui parle de trentenaires. Les personnages s’expriment et ont des préoccupations en fonction – la mort, la famille qu’il faudrait créer, l’amitié, le sens d’une existence quand les dieux ont disparu. Et l’implication provoquée par des dialogues souvent sobres et bien écrits, c’est également celle d’une musique qui crée sans cesse des ponts avec ce qu’on écoute dans la vraie vie. Les pistes de la zone « Plage Gestral » sont des pastiches de la chiptune originelle, et quiconque a joué avec des machines de générations 16bit et 32bit le reconnaît bien. À côté de ça, la bande originale propose également un « Flying Waters – Rain from the Ground » qui replace l’électronique des années 2000 dans le jeu vidéo (où il n’apparaît quasiment jamais), et « Visages – Nocturne pour un Masque de Joie » se fait l’écho parfait d’une génération nourrie à la lofi-chillwave de Youtube.
On pourrait passer des heures à analyser la construction musicale des personnages, le choix des sonorités pour illustrer des lieux qu’on ne traverse qu’en ligne droite et qu’il faut en réalité beaucoup imaginer, la capacité de cette BO à s’écouter en dehors du jeu et son succès immédiat sur les réseaux ; mais on ne saurait mieux vous conseiller que de jouer à Clair Obscur : Expédition 33 si vous avez une machine pour, même quelques heures, pour avoir le luxe de pouvoir adéquatement écouter par la suite ces huit heures de musique. Car en plus de déjà faire très bien – sans révolution - ce travail d’accompagnement musical d’un objet vidéoludique, Lorien Testard a eu la chance et la technique pour pousser les barrières là où on n’en avait pas besoin.