Marque ta Page #16

par la rédaction, le 19 septembre 2022

Histoire de se saisir pleinement d’une œuvre, la posture idéale que toute rédaction devrait adopter tient dans ce seul credo hâte-toi lentement. Chez Goûte Mes Disques, on tente déjà de le respecter en ne cédant pas à la tendance moderne selon laquelle l’actualité ne pourrait être traitée qu’en 140 caractères, et qui finit par nous flanquer la musique au cœur d’un bordel mal éclairé, façon chrono-stock. Malheureusement, le temps manque pour tout le monde. On s’est donc proposé de vous en faire gagner en sélectionnant le meilleur de ceux qui l’ont pris, au travers de la présentation de trois ouvrages récents, et d’un oldie, qui déplient avec talent l’une ou l’autre dimension de la musique.

J’étais là

Driver & Ismaël Mereghetti

Rappeur made in Sarcelles ainsi qu’homme de médias, Driver incarne une véritable encyclopédie du rap, avec un don inné pour la narration. Au vu de l’ample communauté qu’il mobilise, et qui boit ses paroles, il était impensable que sa carrière se poursuive tranquillement sans qu’un ouvrage à son sujet ne voie le jour ; projet enfin réalisé grâce au concours du journaliste Ismaël Mereghetti, des éditions Faces Cachées et Hors-Cadres.

Si la première moitié de cette (auto)biographie peut paraître assez classique, avec le récit de toutes les péripéties vécues par Driver pour se faire un nom et enfin sortir son premier album, la deuxième partie de J’étais là explicite on ne peut mieux son titre : Driver a un don pour se trouver au bon endroit, au bon moment, pour rencontrer des vedettes en apparence inaccessibles, et pour se retrouver dans des situations plus rocambolesques les unes que les autres. Vous pourrez, par exemple, enfin apprendre pourquoi Gyneco est « aigri comme le pit à Chico ».

Et si le rap vous concerne moins, sachez que cet ouvrage est aussi l’occasion de se replonger dans le star-system des années 2000, avec la relative insouciance qui caractérisait cette époque dorée. Au fil d’un discours tout personnel et truculent, qui évite l'égocentrisme grâce à son authenticité ainsi que sa sincérité, si Driver ne fait pas l'analyse du monde qui l'entoure – s’il n’en fait pas l’Histoire – il dispense tellement d'anecdotes et de regards sur son environnement qu'il fait indirectement ce travail, par constellation.

Enfin, pour celles et ceux qui raffolent de Roule avec Driver et Featuring, reste à féliciter Ismaël Mereghetti qui est parvenu à rendre ce récit tout aussi fluide et amusant que les émissions podcast de l’homme qu’on appelle le Maire. C’est clean.

(Ludo)

DRIVER et MEREGHETTI (Ismaël), J’étais là. 30 ans au cœur du rap.
Paris, Faces cachées - Hors Cadres, 2022, 298 pages.

L’orchestration du quotidien

Juliette Volcler

Un petit rappel quant à l’absence de réflexion qu’on porte sur l’ouïe dans notre vie quotidienne, c’est le genre de choses dont on pense pouvoir se passer lorsqu’on écoute de la musique toute la journée. Pourtant, c’est bien au-delà de l’analyse musicale que Juliette Volcler, autrice et productrice sonore, cherche à nous emmener dans L’orchestration du quotidien. Déjà, en posant une question dont la simplicité apparente recèle en réalité un ensemble de paradoxes définitionnels sur la musique, le bruit et le son : existe-t-il quelque chose qu’on pourrait définir comme « design sonore » ?

De la première apparition du terme, au générique d’Apocalypse Now pour l’ingénieur du son Walter Murch, à la tradition du soundscaping écologiste ; du bruitage de film aux ingénieur-es sonores qui travaillent pour Toyota ; toute progression dans la compréhension du terme en repousse les limites. Et avec ces limites, de nouvelles interrogations apparaissent dans les courts chapitres par lesquelles passe Juliette Volcler : de quand date le terme péjoratif de « bruit » et son opposition à un design sonore agréable ? Tout aménagement de son espace sonore peut-il légitimement être considéré comme du design, même si on ne parle que de la façon de fermer les fenêtres chez soi quand on veut regarder un film ?

Et avec ces questions, le noyau fondamental de L’orchestration du quotidien qui travaille Juliette Volcler depuis des années déjà : pas simplement la nature du design sonore, mais la puissance de son utilisation. Tranquilliser les passant-es à côté du tramway, sécuriser les voitures, identifier les marques, mais aussi contrôler les foules, favoriser la démocratie, ou la détruire. Une réflexion d’autant plus importante à l’heure d’une tragique sonorisation des fameuses « armes non-létales » utilisées par la police, des alarmes anti-jeunes, des sirènes anti-SDF, et rendant accessible à tous-tes une prise de conscience essentielle afin ne pas subir le son de nos oppressions.

(Emile)

VOLCLER (Juliette), L’orchestration du quotidien. Design sonore et écoute au 21e siècle.
Paris, La découverte, 2022, 180 p.

Queens Gangsta

Karim Madani

Avec son sens de la phrase, que nous avions déjà validé à la lecture de Jewish Gangsta, Karim Madani revient pour ressusciter tout un pan de l'Histoire des États-Unis : au cœur de son nouvel ouvrage, Queens Gangsta, s’anime un syndicat du crime emblématique des années 80 dont le réseau tisse sa toile au travers de la misère des quartiers pauvres, grands oubliés des politiques honteuses de l'époque.

Sur ce territoire, rien que des ados noirs et hispanos paumés, pour qui dealer est le chemin logique, voire idéal. Tout le monde est logé à la même enseigne : chef d'organisation ou de coin de rue, informatrice ou repentis, en taule ou en conditionnelle, membres de la team ou simple passant·e, les balles de Glock ne sifflent jamais loin.

Et si Karim Madani – journaliste musical, biographe (de Kanye West ou Spike Lee entre autres) et auteur de fiction – a choisi les quartiers du Queens et sa Supreme Team comme héros de son récit, ce n'est pas par hasard : quand Kenneth « Preme » McGriff, le boss de la Team, décide d'offrir un jour off à ses gars, c'est à RUN-DMC et LL Cool J qu'il fait appel. Des années plus tard, libéré après sa première incarcération, ce personnage historique sévira au sein du label Murder Inc, élargissant toujours plus son aura au sein du rap game.

Incarnant à sa manière le rêve américain, ou du moins une facette de la réussite – la seule possible dans ce milieu ultra défavorisé – c'est quantité de rappeurs qu’il a inspiré et inspire encore, de Notorious BIG à Jay-Z, en passant par Nas et 50 cent. Appréhender son histoire et le contexte qui l’a vu naître revient donc, en définitive, à s’emparer d’une clef fondamentale pour comprendre la scène « QB », l’un des monuments incontournables de la culture rap.

(Julie)

MADANI (Karime), Queens Gangsta,
Paris, Rivages “Noir”, 2022, 320 p.

L.A.byrinthe

Randall Sullivan

À l’opposé de la côte est dont nous venons de parler se trouve cette autre côte, celle qui vient juste de célébrer l’anniversaire de la mort de Tupac. Pour beaucoup, cette dernière reste la conséquence d’une légende qui a vu deux monstres du rap s’affronter, aussi bien dans le son que dans le sang. Une guerre de territoires, une lutte de symboles et d’égos par de petites frappes qui semblent avoir disparu pour une cause si futile et ordinaire dans les rues de Los Angeles. Sauf que, derrière le mythe, la réalité se trouve être bien plus sombre.

Alors qu’il enquête en 1997 sur une fusillade entre deux policiers en civil ayant conduit à la mort de l’un des individus, Russell Poole, inspecteur vertueux du L.A.P.D., découvre que certains agents sont loin de partager ses propres valeurs. En creusant encore un peu plus, il s’aperçoit même qu’une bonne part de la police angeline est impliquée dans les activités des bloods, ces gangsters aux vêtements rouges qui colorent presque tous les clips de rap west-coast. Le chaînon manquant : Suge Knight, fondateur du célèbre label Death Row Records.

Il n’en fallait pas plus à Randall Sullivan pour que ce journaliste d’investigation au Rolling Stone magazine s’empare de l’enquête et retrace l’itinéraire établi par l’inspecteur Poole. Plus de 350 pages qui puisent dans le réel afin de dévoiler sans fioriture le vrai visage d’une ville rongée : si la lecture de ce livre s’apparente à celle d’un superbe roman noir, elle ne cesse de crier son fond de vérité. Malgré ses qualités littéraires, il s’agit bien là d’un document.

Et avant de savoir si les meurtres de Tupac et de Biggie auraient bien pu être commandités par la police, L.A.byrinthe rappelle surtout avec force et gravité que nos artistes tant aimés du gangsta rap sont, effectivement, de grandes crapules : du commerce d’armes et de drogues dures aux divers chantages et manipulations, en passant notamment par de multiples tortures aussi bien sur des membres de gangs que sur des innocents. Une fresque grandiose et effrayante d’un système tout aussi malade qu’abject, dans lequel la musique a malheureusement su se faire une place de choix.

(Amaury)

SULLIVAN (Randall) L.A.byrinthe. Enquête sur les meurtres de Tupac Shakur et Notorious B.I.G., sur l’implication de Suge Knight, le patron de Death Row Records, et sur les origines d’un des plus gros scandales à avoir éclaboussé la police de los Angeles.
Paris, Rivages « Rouge », 2014 [2002], 448 p.