Les oubliés de 2022

par la rédaction, le 28 décembre 2022

Oliver Sim

Hideous Bastard

Oliver Sim a beau être la voix la plus reconnaissable du trio The xx, il en est sans doute aussi le visage le moins familier. Et si cela fait déjà quelques années que Jamie et Romy tentent d’agiter les foules de leur côté – cette dernière plus récemment en étroite collaboration avec Fred Again… —, Oliver aura davantage pris son temps avant d’explorer ses talents en solo. En 35 minutes chrono – et sous une pochette qui met un tantinet mal à l’aise —, on le retrouve en train de décaper les recoins sombres de ses jeunes années, évoquant crûment la prise de conscience de sa séropositivité, son rapport conflictuel au corps ou des relations aux conséquences dévastatrices. Beaucoup moins intéressé par les dancefloors que ses acolytes, Sim joue la retenue avec une pop électronique qui tempère à peine la noirceur de ses propos. C’est élégant (comme The xx), parfois un poil ennuyeux (comme The xx) et produit impeccablement (littéralement comme The xx puisque c’est Jamie qui s’y colle). Tous les morceaux de ce Hideous Bastard n’atteignent pas l’état de grâce (nous en avons déjà oublié une poignée) mais certains méritent à eux seul de poser l’album sur une platine régulièrement ("Hideous", "Never Here" ou encore "Fruit").

Phelimuncasi

Ama Gogela

C’est l’été, il fait beau, les oiseaux chantent et les insectes nous font chier. En Afrique du Sud, on appelle « ama gogela » cette guêpe qui fait du bruit et nous tourne autour. C'est aussi le nom qu’a choisi le collectif Phelimuncasi pour parler de sa musique : une musique qui dépasse simplement l’entêtement qu’elle provoque pour plonger ses auditeur·rices dans une forme de transe. « We believe our music is irresistible, you can't sleep or chill while it's playing ». De fait, Ama Gogela reprend tous les codes du gqom, un sous-genre de la house né à Durban, pour l’enrichir morceau après morceau, en mélangeant cette lente progression répétitive et ces passages vocaux toujours bien sentis pour donner l’impression qu’une immense manifestation musicale se produit dans le monde. Écho de leur engagement politique et de l’énergie que la musique électronique – et pas simplement Nyege Nyege – est en train de mettre en branle en Afrique du Sud, le disque propose onze itérations d’un univers inimitable. Un univers qui fait également société, puisqu’on retrouvera leurs collaborateurs de longue date, Dj mp3, Dj Scoturn, ou le protégé de SVBKVLT, Net Gala. Le genre de guêpes qu’on accepte volontiers autour de sa salade.

Moderat

More D4ta

Personne ou presque ne semble avoir attendu ce quatrième opus de la paire Modeselektor / Apparat. Et quelque part, on ne le comprend que trop bien : voilà cinq ans que le trio teuton semble avoir fait le tour de la question, et ne cherche désormais plus que des prétextes pour rjouer sa musique dans des grandes salles. Il faut dire que les voir sur la scène d'un Zénith aujourd'hui, c'est comme voir Coldplay remplir un Stade de France : si ces ambitions manquent de modestie, le blockbuster est tellement imparable qu'on oublie que l'émotion suscitée par certains titres appartient à la nostalgie d'une époque plus qu'à la qualité de leur interprétation. Alors More D4ta va-t-il réellement changer la donne ? Pas vraiment, non : disons plutôt que c'est un disque qui a réussi par on ne sait trop quel moyen à nous mettre dans sa poche. Peut-être parce qu'il renvoie aux tâtonnements des débuts, et que sa production léchée évoque davantage le côté obscur et vaporeux des disques de Shed que les roulements rythmiques de Burial. Peut-être aussi parce qu'à défaut d'ouvrir une nouvelle page, Moderat revient aux sources sans trop sacrifier son ADN. Avec un tel cahier des charges, on est contents que le produit fini soit plus proche du director's cut de Jurassic Park que d'un minable reboot façon Jurassic World. Comme quoi, il faut savoir se contenter de petites victoires, à défaut de pouvoir écouter des disques dignes du talent réel de leurs auteurs.

JID

The Forever Story

Par les ambitions qu’il porte, le Mr. Morale de Big Steppers de Kendrick Lamar est un disque qui aura marqué l’année 2022 au fer rouge. Pour cette même raison, il est aussi un disque qui n’autorise pas une écoute distraite. C’est tout le contraire : ce quatrième album du prince de Compton est une masterclass de 80 minutes qui peut parfois rebuter par le sérieux qu’elle impose à l’auditeur. Si on évoque K-Dot, c’est parc que JID, rappeur d’Atlanta affilié au collectif Spillage Village, lui a souvent été comparé, moins pour ses visées intellos que pour l’agilité et la félinité de son flow. Et cela se démontre une fois encore sur The Forever Story, un album qui arrive après l’attente interminable suscitée par le formidable DiCaprio 2 sorti en 2018 et hosté par le patron DJ Drama. Mais ici, il n’est pas question d’aller puiser sa force dans des siècles de souffrance afro-américaine ; dans un élan de générosité qui jamais ne semble opportuniste, JID préfère les interpolations et les hommages - heureusement pas trop appuyés - à tous ces hérauts qui ont structuré son ADN - sur « Stars » il cite l’importance de Jay-Z, Kanye West et Lil Wayne, une liste à laquelle on doit ajouter Mos Def, Outkast ou encore J Cole, qui l’accueille d’ailleurs sur son label Dreamville. Mais au-delà des qualités techniques époustouflantes affichées par JID d’un bout à l’autre du disque, et au-delà de la variété des productions sur un album qui incruste le rap d’hier dans un écrin d’aujourd’hui et un déluge de bangers, on retient surtout de cette heure de musique le plaisir que l’on retire d’une écoute qui doit être attentive certes, mais ne nous renvoie pas sur les bancs de l’école à écouter un professeur - certes passionnant- nous débiter des tranches d’histoire avec verve et emphase. JID, c’est plutôt le bon pote, malin et malicieux, qui nous divertit pour ne jamais mourir d’ennui. Et pour cela, on l’en remercie.

Belugueta

Espigòts

Les musiques traditionnelles sont-elles l’avenir ? Il faut en tout cas y prêter une oreille attentive. Rien que dans le Sud de la France, porté par les audaces d’Artùs ou du collectif la Novia, la tradition de la polyphonie connaît un renouveau passionnant. Avec comme figure de proue les corréziens de San Salvador, et leur incroyable album La Grande Folie sorti début 2021. Celui-ci se décline désormais sous un label du même nom, pour mettre en valeur la créativité occitane. Et après avoir sorti l’EP rock psyché de leurs amis de Brama (à suivre de près), voilà le premier album de la formation toulousaine Belugueta, née en 2017. Sans atteindre les sommets d’intensité de San Salvador, ce quintet déploie une virtuosité vocale impressionnante, dans le même dispositif simple : voix et percussions. Leurs compositions brassent bien au-delà des musiques occitanes, portées avant tout par une exploration vocale profonde, et un riche travail de complémentarité. Un pur plaisir du son.

STR4TA

STR4TASFEAR

Gilles Peterson aura vécu une année contrastée. Si le docteur ès digging doit se réjouir de la bonne santé de son label Brownswood Recordings (merci Kokoroko) et de ses festivals (le Worldwide en France et We Out There en Angleterre), l’exercice 2022 aura également été celui de la lente agonie d’un projet qui lui tenait à cœur, Worldwide FM. En proie à des difficultés financières, la web radio a été contrainte de cesser ses activités en octobre. On peut imaginer que cela a été un sacré coup sur la tête de l’hyperactif DJ, et que s’investir dans STR4TA lui aura fait le plus grand bien. Et de fait, cela s’entend sur STR4TASFSFEAR, album « feel good comme jaja » qui une fois encore puise sa sève dans la vague jazz-funk qui a infusé tout un pan de la musique britannique dans les années 80, et permis l’émergence de groupes aussi importants qu’Atmosfear ou Incognito, au sein duquel on retrouvait Jean-Paul « Bluey » Maunick, partenaire de Gilles Peterson au sein de STR4TA. STR4TA, c’es une musique qui assume son côté passéiste et un brin cheesy, mais qui compense ce qui sera considéré par certains comme un frein à leur plaisir d’écoute par une envie folle de mettre un peu de couleur dans une époque qui a tendance à tout voir en gris foncé. Attention, dans leur envie de repeindre notre quotidien, nos deux Anglais ne la jouent pas façon Desigual, mais travaillent plutôt leur palette avec la classe d’un Paul Smith : des lignes de basse aux rondeurs affirmées au groove généreux de la batterie en passant par des effusions libératrices de claviers, tout sur STR4TASFSFEAR est pensé pour inciter au lâcher-prise. De grâce, ne résistez pas.

Warmduscher

At The Hotspot

« Sale » et « fun » sont probablement les termes que l’on utilise le plus volontiers pour décrire les activités des Anglais depuis une petite décennie. Cela nous convient plutôt bien, « sale » et « fun ». C’est le genre de perspective qui nous donne envie de nous lever le matin. Warmduscher, c’est un peu les Beetlejuice d’un post-punk qui aurait pris la tangente : tu prononces trois fois leur nom et soudain, tu récupères un crooner rondouillard avec chapeau de cowboy prêt à de te susurrer « motherfucker » à l’oreille pendant que l’un de ses acolytes est en train de pisser dans l’évier de la cuisine. Joie, bonne humeur et alcool frelaté à 40°. Avec un frontman fricotant avec les frères Dewaele au sein de son projet parallèle Sworn Virgins et ce quatrième album produit par Joe Goddard et Al Doyle de Hot Chip, la bande ne cache plus ses intentions d’occuper son mètre carré sur le dancefloor, que ce soit pour exhiber un funk lascif (« Live at the Hospot ») ou un dirty disco à la vulgarité assumée (« Wild Flowers »). Tout du long, synthés et basse se tirent la bourre pour savoir si le prochain morceau te poussera vers le club le plus proche ou directement dans la chambre à coucher. Résultat : At The Hotspot est un patchwork festif qui s’étale un peu dans toutes les directions, mais parvient toujours à assurer son groove.

Whatever the weather

Whatever the weather

L'an passé, Lorraine James avait offert à Hyperdub un premier album singulier, exigeant, quoiqu'avec un petit goût d'inachevé – on lui préférait volontiers l'album de Joy Orbison, avec lequel James partageait la même passion pour les dancefloors mutants. Sous l'alias Whatever the weather, changement radical de décor pour l'Anglaise qui s'offre ici un album ambient, exercice ô combien épineux dans lequel on a vite fait de se casser la figure pour peu qu'on aime s'entendre jouer de belles nappes. Et le moins qu'on puisse dire, c'est que la belle s'en tire avec les honneurs : sans totalement sombrer dans l'exercice beatless, Lorraine James ne semble pas vouloir perdre de vue la piste de danse, qu'elle soumet à des usages plus contemplatifs et vaporeux. Le résultat, c'est un disque qui ne renonce ni aux amen break épileptiques de la drum and bass ni aux boucles de piano jouées vingt mille lieues sous les mers, et qui joue plutôt bien la carte de l’entre deux mondes à la manière d'un Koreless ou d'un Actress. C'est terriblement précis, beau à s'en flinguer l'échine par moments, et c'est une preuve de plus que l'insularité britannique a encore de très beaux jours devant elle pour peu qu'elle rebatte ses propres cartes avec intelligence.

Carmel Smickergill

We Get What We Get And We Don't Get Upset

À mi-chemin entre le théâtre, la composition classique et les musiques électroniques, Carmel Smickersgill est une jeune artiste qui enchaîne les résidences et les prix. Originaire de Manchester, elle propose son premier EP, sobrement intitulé We Get What We Get & We Don’t Get Upset. On y sent une influence des éléments de musiques électroniques anglaises comme les décalages rythmiques du footwork, mais également une maîtrise du contrepoint, un travail des voix qui rappellent Caroline Shaw et un talent tout particulier pour mixer le minimalisme acoustique et l’ambient électronique. Sur ce petit quart d’heure de musique se déploient des pistes qui semblent déjà presque infinies et dotées d’un goût rare pour la mélodie dans le genre. Clairement une des artistes à suivre ces prochaines années.

Leikeli47

Shape Up

Plus prescripteur que jamais, on vous le claironnait déjà en 2017 : « le rap de Brooklyn n’est pas mort, tout comme ce légendaire groupe du nord de Paris ; il est juste scred. Scred au point de ne s’inscrire dans aucune mode, aucun diktat, scred au point de cacher son visage et de porter un nom de code sacrément complexe: Leikeli47 ». À l’époque, la jeune Hasben Jones secouait déjà pas mal de cocotiers avec un rap qui avait pour lui sa fraîcheur et son originalité, et on plaçait énormément d’espoirs dans une artiste qui avait en outre comme atout d’être portée par une major - RCA Records. Nous sommes cinq ans plus tard, le rap est une machine plus puissante que jamais, mais il faut reconnaître qu’il règne par le statu quo et le manque parfois criant d’originalité, sans parler du fait qu’il peine à donner aux femmes toute la place qu’elles méritent. Dans ce contexte, on ne s’étonne pas vraiment que Shape Up, le nouvel album de Leikeli47, n’ait récolté les dithyrambes que de quelques sachants bien informés. Pourtant, le disque n’a rien d’expérimental ou d’inaccessible, bien au contraire : puisant son énergie dans l’âge d’or du hip-hop new-yorkais, la club culture et les excentricités de quelques grandes figures des années 2000 (on pense à Pharell Williams ou Missy Elliott), Leikeli47 apporte au hip-hop actuel une énergie et une fraîcheur qui nous rappellent les débuts de Princess Nokia. Et tandis que cette dernière a pu se perdre en chemin ces dernières années, la cohérence et l’intelligence avec laquelle Leikeli47 façonne son oeuvre en font une artiste à chérir, et un exemple à suivre pour pas mal de rappeurs dont la créativité semble se tarir à mesure que les zéros s’accumulent sur le compte en banque…

The Bobby Lees

Bellevue

Tout qui a été confronté aux Bobby Lees sur scène vous le diront, ces quatre pieds nickelés de Woodstock ont le petit plus qui les différencie de bien des formations s'évertuant à faire vivre les braises du rock & roll, celui qui vient du blues mais aussi du punk. Ce petit grain, des gens plutôt avisés comme Henry Rollins, Debbie Harry ou Iggy Pop l'ont très vite perçu, ne manquant pas une seconde de glisser leur nom dès que possible. Résultat, un deuxième album, Skin Suit, produit par Jon Spencer sorti chez Alive Natural Sounds. Une suite plutôt logique mais qui pourrait enfermer un peu vite le groupe dans une case rock revival bien trop étriquée pour leur  capacité à les réduire en miètes. On aurait pas spécialement parié sur Ipecac mais c'est bien le label de Mike Patton qui héberge dorénavant ces Bobby Lees menés par la très charismatique Sam Quartin, qui développe une carrière d'actrice en parallèle. Atteinte de divers troubles psychologiques par le passé, la jeune femme aurait trouvé une certaine forme de sérénité en canalisant son énergie débordante dans un torrent de riffs aux allures de train lancé dans la nuit et plus efficaces que la Ritaline. Si on a déjà effectivement déjà entendu ça quelque part - des Stooges à Nirvana en passant par Hole et The Gun Club - Bellevue suinte la  sincérité et ne manque pas d'idées folles, un doublé assez rare et précieux pour être souligné en rouge saignant.

Osees

A Foul Form

Pour bien comprendre la place méritée, mais quand même un chouïa envahissante que King Gizzard & The Lizard Wizard est parvenu à prendre sur la scène garage / psyché mondiale, il suffit de voir combien un groupe comme les Osees (c’est leur nom en attendant de redevenir The Oh Sees), qui ont longtemps rivalisé avec les Australiens tant sur la qualité que la quantité, sont aujourd’hui relégués au second plan. À la décharge de John Dwyer et sa bande, tandis que le roi gésier nous a gratifié de la bagatelle de cinq albums tous différents en 2022, le groupe californien n’a de son côté sorti qu’un seul disque. Mais quel disque : hommage rendu par John Dwyer à sa collection d’albums de punk et à des formations comme Crass ou Black Flag, A Foul Form voit le groupe reprendre les choses là où elles commencent pour de nombreuses formations : dans le sous-sol d’une habitation familiale - en l’occurrence celle du gourou Dwyer. C’est aussi là que le disque a été mixé dans des conditions pour le moins rudimentaires, pour un résultat dont la douceur et la volupté n’ont d’égal que la douce caresse d’une éponge abrasive sur une plaie purulente : clairement déconseillés aux coeurs fragiles et aux âmes pures, les dix titres qui composent ce 26ème (!) album studio ne franchissent qu’une seule fois la barre des deux minutes, et tant John Dwyer que ses acolytes nous les balancent avec une agressivité digne des meilleurs groupes qu’ils avaient dans un coin de la tête au moment de mettre en boîte ce disque qui ne fera peut-être pas date dans leur imposante discographie, mais qui doit assurément y occuper une place à part.

Richard Dawson

The Ruby Cord

Héraut du folklore britannique, Richard Dawson s'est toujours efforcé de présenter sa musique comme une suite de scènes cryptiques révélant lentement leur beauté. C'était déjà le cas sur les deux premiers albums de sa trilogie: Peasant en 2017, dont les thèmes narratifs se situaient entre 400 et 600 après J.-C., et 2020, en 2019 (malin) qui traite, entre autres, des conditions de travail contemporaines moroses. Assez logiquement, The Ruby Cord réfléchit à une époque future où la société s'est effondrée et où les humains vivent dans un état de réalité augmentée. Pas de synthétiseurs ou d'amen breaks à l'horizon cependant : Dawson est un gratteux qui accompagne sa folk dissonante de harpes, de violons, mais surtout de choeurs qui prennent de plus en plus de place pour accentuer l'espoir à chacun de ses albums. Le premier morceau de 40 minutes (!), "The Hermit", déroule ainsi lentement sa litanie, mais lorsqu'il atteint sa conclusion, il dégage une telle beauté déchirante qu'il justifie la lenteur de sa construction. Et puis, il y a encore 40 autres minutes à passer ! Cette deuxième partie rassemble de nombreuses palettes que Dawson a déjà convoquées dans sa carrière : post-folk, avant-country, chants rocailleux, et mélodies dissonantes qui parviennent néanmoins à se glisser dans les cerveaux. C'est là une des caractéristiques de l'écriture de l'Anglais : chaque répétition renforce la perspective d'espoir - la promesse de cette faible lueur qui peut résister aux lendemains qui déchantent. Car même si les prémisses de ses disques sont toujours lugubres, Dawson témoigne de cet optimisme qui considère que les défauts de l'humanité ne suffiront jamais à annihiler le pur miracle de notre existence.

Mount Kimbie

MK 3.5 : Die Cuts | City Planning

Depuis The Love Below/Speakerboxxx d'OutKast en 2003, c'est toujours compliqué de voir les membres d’une entité qu'on aime faire bande à part le temps d'un double disque. Le cas Mount Kimbie n'échappe pas à la règle, à la différence que sur ce nouveau disque le tandem se veut d'emblée rassurant : il ne s'agit ici que d'évacuer ce qu'il y a de plus pertinent dans les disques durs de Dom Maker et Kai Campos avant d'embarquer dans l'écriture de leur quatrième disque. Grand bien leur (et nous) en fasse : cela nous permet de mieux comprendre qui est responsable de quoi dans la musique de Mount Kimbie, et de mesurer combien la paire a fait du chemin depuis le très moyen Crooks & Lovers une décade plus tôt. Sur Die Cuts, Maker évacue toutes ses meilleures productions soulful jouées en chopped & screwed, et il n'aura d'ailleurs pas trop de mal à être la partie du disque qui aura le plus de visibilité : outre la qualité du disque, celui-ci s'offre les contributions de Danny Brown, Slowthai, Liv.e, James Blake ou encore Wiki qui ont répondu présent pour sublimer par leur signature vocale le travail d'orfèvre offert par l’Anglais. Sur City Planning, Kai Campos préfère de son côté rester seul à bord, et on peut dire qu'il se défend très correctement : s'il offre de vraies fulgurances pour la piste de danse ("Zone 2 : Last connection" <3), c'est plutôt ses performances à la limite de l'anti-club qui fascinent ici, dans un résultat qui rappelle assez régulièrement au travail d'Actress. Surtout, la grande qualité de ces deux disques permet d'affirmer un vrai état de fait : Mount Kimbie est en forme, et après pareil appetizer, il nous tarde de les retrouver en train de parler d'une seule et même voix sur le successeur de Love What Survives.

Coby Sey

Conduit

Le charisme vocal de Spaceape, le côté emporté de Kae Tempest, et la bizarrerie virtuose de Dean Blunt. Voilà comment on résumerait bien volontiers le premier effort de Coby Sey paru chez AD 93, Conduit. Un disque qui, s'il ne semble pas faire beaucoup de bruit à l'heure cruciale des bilans de fins d'année, n'en demeure pas moins un petit traumatisme pour celles et ceux qui ont eu le cran de s'y aventurer : plusieurs mois après sa parution, il continue de nous hanter et de révéler en nous de nouveaux stigmates. Volontiers bruitiste, bizarrement gaulé, le disque entrouvre un nombre incalculable de portes, à la croisée parfaite des mutations bass music, du spoken word et de la noise. Un labyrinthe dans lequel on se plaît à se perdre, et qui renoue par moments avec ce feu sacré qui avait conduit des disques comme Original Pirate Material de The Streets ou Untrue de Burial à nous empêcher de dormir la nuit, soufflés par cette obsédante inspi d'ailleurs. Conduit offre une photographie sombre mais passionnante de la jeunesse anglaise post-covid, et des mutations subies par la musique qu'elle écoute, souvent produite avec des moyens extrêmement limités pour un résultat qui lui, ne laisse jamais indemne. Un disque en forme de nuit blanche passée avec les fantômes du South London, et assurément une jolie promesse d'avenir sur laquelle il va s'agir de garder son meilleur oeil dans les mois qui vont suivre.

French Montana & Harry Fraud

Montega

Pour son cinquième album studio, French Montana a eu la brillante idée de donner les clés de son studio à son ami de longue date, Harry Fraud. Le producteur, signé sur son label Coke Boys, et qui s’est fait un nom en collaborant étroitement avec des pointures comme Smoke DZA, Curren$y, Dave East, Benny The Butcher ou encore Action Bronson, va effectivement assurer, avec brio, la totalité des productions de Montega. Dès l’introductif « Blue Chills » et son magnifique sample de Skylar Gudasz, on comprend que ce projet sera beaucoup plus consciencieux, plus cohérent et plus soigné que les précédents ; on est ici à des années lumières des strip anthems sans saveur, qui sont pourtant le gagne-pain habituel de la crapule de 37 ans. Avec ce retour aux sources inattendu de la part d’un MC dont on n’espérait honnêtement plus grand-chose, on retrouve, à notre étonnement, tout le potentiel d’un French Montana à son meilleur niveau. Grâce à des choix artistiques intelligent – comme sortir totalement des sonorités drill/trap qui saturent le marché, ou bien inviter Rick Ross sur le groovy « Kind Of Girl » – le rappeur marocain délivre un projet mature, soigné, presque élégant. Porté par le travail impeccable d’un Harry Fraud au sommet, le dernier album de French Montana se positionne ainsi comme un disque essentiel de la cuvée 2022 du rap américain – voilà bien une phrase qu’on n’imaginait pas écrire cette année…

Obongjayar

Some Nights I Dream Of Doors

On s’attendait à du rap teinté de jazz. On a eu la pop la plus belle qui soit. Après plusieurs singles et des feats classieux (notamment avec Little Simz ou Pa Salieu), le chanteur anglo-nigérian avait su attirer l’attention. Une voix aussi à l’aise dans le fausset que le grave rocailleux, des beats énergiques au croisement du rap UK et des percussions africaines : Steven Umoh, de son vrai nom, avait de bons arguments. Pourtant son album, reste une totale surprise. Obongjayar y explore avant tout sa mélancolie, privilégiant les belles mélodies aux rythmes endiablés. Dans des titres d’une grande délicatesse, presque cotonneux, il expose ses doutes, ses blessures. Une manière de se démarquer dans l’effervescence londonienne actuelle, avec en prime une belle intervention de la saxophoniste Nubya Garcia dans le superbe “Wrong Fort It”. De quoi offrir un réconfort plus que bienvenu.

Daniel Avery

Ultra Truth

En 2013, Daniel Avery galvanisait la scène techno avec son album Drone Logic qui devint en peu de temps sa carte de visite. S'ensuivit des albums taclant peu ou prou la même veine avant de lever le pied sur Together in Static, dont l'ambiance et l'introspection ont coïncidé avec l'arrêt forcé de la dance music pendant les lockdowns. Plutôt que de revenir en arrière, son nouvel album Ultra Truth cherche à synthétiser les deux pôles de sa production musicale. La vélocité s'allie ainsi à la contemplation dans une odyssée qui parvient à maintenir sa cohérence malgré la multitude d'approches différentes. On y retrouve des grooves dansants composés d'amen breaks ("Higher"), des rythmes trip-hop cachés sous des nappes de synthétiseurs et des boucles vocales de HAAi sur "Wall of Sleep", et autres joyeusetés au BPM élevé et boostées par des breaks ou de la jungle. Mais on y retrouve aussi des détours plus atmosphériques comme le très Lynchien "Collapsing", ou le brumeux "Only" qui ralentit le rythme en ajoutant une distorsion et une réverbération extrêmes qui contrastent avec la voix suave de Jonnine Standish. On retrouve également Kelly Lee Owens sur un "Chaos Energy" qui passe audacieusement d'ambient texturée à electropop dansante pour se transformer en big beat n'attendant que des jambes pour pouvoir marquer le sol de son rythme. "Heavy Rain" clôt l'expérience sur une note élevée, avec une intensité dancefloor qui rassemble de gracieux synthés au son de Vangelis. À travers ce dernier titre transpire l'esprit d'Ultra Truth: cet album est empreint d'hauntology, cette nostalgie pour un passé qui n'existe pas, et qui ne sait pas si elle doit se plonger dans la mélancolie d'un Burial ou dans l'hédonisme d'un Neon Indian. Daniel Avery ne semble pas savoir non plus, mais il s'est fait un point d'honneur de donner à chacun de ses sentiments sa place propre.

The Beths

Expert In A Dying Field

En choisissant d’intituler leur nouvel album Expert in a dying field (expert dans un domaine menacé d’extinction), The Beths ont-ils voulu adresser en filigrane un message sur l’état de la power pop, courant musical dans lequel ils s’inscrivent (et excellent) depuis trois longs formats ? Car le constat est sans appel : il n’y a plus grand monde en 2022 pour s’intéresser à la power pop, ce genre qui a connu son dernier âge d’or dans les années 90 et 2000. Autrement dit, les fans du groupe néo-zélandais ont souvent la quarantaine bien tassée, et pourraient vous parler pendant des heures de l’importance des Postes, des New Porngraphers ou des Cars dans leur vie. Mais peut-être parce qu’elle est incapable de faire autre chose aussi bien, la chanteuse, guitariste et autrice Elizabeth Stokes a fait le choix de la continuité : Expert in a Dying Field est un album bourré d’histoires d’amour qui puent le vécu, de mélodies cristallines, et de refrains qui vous collent à la peau dès la première écoute (« Silence Is Golden », « Head in the Clouds », « When You Know You Know »). Expert in a Dying Field est un album qui fait honneur à la power pop, fidèle à ses canons et noble dans ses intentions. Mais c’est surtout un album qui fait un bien fou, et qui parvient souvent à nous émouvoir malgré la bonne humeur qui s’en dégage.

MAVI

Laughing so hard it hurts

À la sortie de son précédent disque, on s'amusait d'une théorie fumeuse selon laquelle MAVI et Earl Sweatshirt étaient la même personne - le grain de voix et le choix de leurs prods y étaient pour beaucoup. Sur la pochette de son nouvel opus, le rappeur de Caroline du Nord semble vouloir remettre une pièce dans la machine à conspirations : en se dessinant en Janus partagé entre rires et larmes, on a plus que jamais envie de croire que notre imagination ne nous joue pas tant de tours que ça, et que les deux talents partagent bien la même enveloppe corporelle. D'ici à en avoir la certitude, on ne cache pas notre plaisir de retrouver le rappeur sur un deuxième disque au moins aussi solide que le précédent, et fort d'une recette qui semble ne pas avoir changé d'un iota : le rap de MAVI continue de rouler pour son propre mood, loin des calques et des refrains. Avec son lot de productions qui épouse à la perfection ce flow trainant et diablement attachant, Laughing so hard it hurts offre un tableau doux-amer qui ne ressemble qu'à son auteur, le long de trente-huit minutes à la tranquillité exacerbée et thérapeutique. Disque qui sublime la lumière, le rap de MAVI incarne à lui seul le style de l'homme ivre : s'il donne souvent l'impression de chanceler, c'est pour mieux toucher à son audimat certes réduit, mais néanmoins fidèle à chacune de ses sorties. En tout cas cette belle collection de raps vaut mieux qu'un long discours : la musique de MAVI est faite pour durer, et peut rejoindre fièrement le rang des MIKE, billy woods et autres Navy Blue au registre des artisans rares, mais sérieux dans leurs affaires.

Lorenzo Raganzini & Pablo Ferrara

Anarock 19

L’Italie est en pleine bourre, entre revival de l’italo disco et une génération qui vit sur des décennies de créativité. Lorenzo Raganzini, la trentaine, est désormais le chef de file de tout un mouvement bouclant la boucle de la techno et de ses origines punk. TechnoMetal est le nom qu’on donne parfois aux sonorités du boss de HEX, aujourd’hui basé à Berlin. Après un EP collaboratif plus minimaliste avec PØLI, le voilà complètement dans son élément avec Pablo Ferrara, un partenaire de longue date, encore plus énervé que lui. Basses sans aucun filtre, des drumkits complètement cinglés, de la guitare électrique qui pop tout d’un coup comme rappel des héritages, une violence pleinement au rendez-vous sur six titres dont deux remixes. Entre la diversité d’influence et les variations rythmiques particulièrement originales pour le genre, on y entend de l’EBM, du post-punk, mais aussi une grosse expérience de la scène 00’s, de Slipknot à Korn. Avec l’intervention d’Antigone, Anarock 19 va même taper dans la psytrance. Un gros festival qui devrait vous faire fondre sur des places pour une soirée HEX, si ça existe près de chez vous.