Dossier

Off The Radar #9

par Simon, le 7 avril 2014

@c – Ab OVO

Miguel Carvalhais et Pedro Tudela, avant d’être des musiciens hors pair, sont d’abord et avant tout les fondateurs de l’excellent label Crónica. Et quand on voit la réputation dont jouit aujourd’hui l’écurie portugaise (on tient là un véritable équivalent méditerranéen à de labels comme Editions Mego ou Touch Music), on a du mal à croire que les deux ont encore du temps à consacrer à la composition musicale. Pourtant, ça fait déjà quinze ans que cette formation au nom étrange a vu le jour, pour le plus grand bonheur des amateurs d’électronique aventureuse. Et autant le dire tout de suite, @c n’est pas à ranger parmi les artistes génériques que la scène expé peut engendrer par dizaines. Ab OVO en est, une fois de plus, l’exemple vibrant. Fruit d’une pièce commandé par le théâtre de marionnettes de Porto, cette nouvelle œuvre émarge rapidement comme une des plus belles choses que 2014 nous ait offert en matière d’expérimentation électro-acoustique. Une série de six pièces concrètes qui tourne en boucle, dont on prend la matérialité pour une bénédiction. Un sentiment d’étrange, qui s’offre malgré tout « facilement » avec un peu de temps, qui travaille la mémoire et la rupture avec une précision et une trajectoire assez diaboliques. On a parfois l’impression de se trouver en face des trois de Fenn’O Berg (Fennesz, Peter Rehberg et Jim O’Rourke) ou la liberté du tout digital aurait été atténuée par des incursions électro-acoustiques. Une belle manière de se rappeler que la poésie des matériaux, jouée à ce degré d’implication, relève d’un art des plus nobles au sein des musiques électroniques. Encore quelques dizaines d’écoutes de plus, et on pourrait en faire notre outsider pour le disque expé de l’année.

David Berezan – Allusions Sonores

En apercevant ce nouveau disque sur Empreintes Digitales, on savait d’avance le genre de profil auquel on allait devoir se frotter : un Canadien (la structure ne fait que ça) bardé de diplômes en composition électro-acoustique et acousmatique (il les possède tous, des masters complémentaires à sa chaire de professeur de composition électro-acoustique pour l’Université de Manchester) qui tape dans une musique extrêmement codifiée. Mais que cela ne nous empêche pas de renouveler notre amour pour la structure nordiste, car Allusions Sonores a tout du grand disque. Et en plus d’être grand par sa qualité, il ravira même les néophytes du genre par son approche tout en mélodie et narration. Une œuvre extrêmement précise, qui travaille le son comme des centaines de miroirs, comme un véritable puits de lumière. Une entreprise qui refuse toujours le status quo et qui use de tous les artifices (les field recordings d’un sans-gêne incroyable) pour amener de la hauteur et du dynamisme dans la composition. Impossible donc de s’ennuyer sur cette heure de musique, qui invoque la beauté mélodique pour amener le drame et les ruptures avec une sérénité déconcertante. On lance le disque, on regarde autour de nous, on en prend plein les mirettes. Probablement une des meilleurs sorties d’Empreintes Digitales depuis longtemps.

Marsen Jules - Beautyfear

On quitte un peu une musique (injustement) qualifiée d’élitiste pour revenir à quelque chose de plus inné. Les années passent et Marsen Jules n’en finit de monter dans les sphères « populaires » du genre ambient. Une place d’usual suspect dans toutes les compilations Pop Ambient de chez Kompakt, une présence dans des festivals de référence (le Mutek en tête) et des disques qui sortent aujourd’hui sur 12k. Pas de doute, l’Allemand a magnifiquement manœuvré le tournant qui sépare les travailleurs de l’ombre (comptez 95% de la production) des rares ayant bénéficié d’une lumière médiatique un peu décente. Quoiqu’en parcourant rapidement les travaux du producteur, on aurait également pu deviner que ce produit avait tout pour cartonner auprès d’un public élargi. Tout tient en trois termes : beauté, attitude pop et simplicité. Beautyfear c’est de l’ambient un peu fastoche (on émet quand même des réserves sur la facilité ou non de composer ces douze titres) au résultat immédiat. Pas de prises de tête, pas de raisonnement à suivre ni de codes à intégrer, cet album est universel dans son approche terre-à-terre et son écriture en ligne claire. Un disque qui joue entre deux couleurs majoritaires (avec des intersections parfois brouillées) : le romantique et le légèrement industriel. Un disque qui rappellerait GAS (sans kicks techno) un quatorze février, tant dans son grain que dans ses effets de zoom/dézoom permanents. Un disque qui s’écoute tout seul, et qui plaira autant à ta belle-mère qu’à tes voisins de paliers. Avec ce qu’on a l’habitude de s’envoyer dans les oreilles en matière de musiques électroniques « matures », ils nous en remercient d’avance.

AtomTM & Marc Behrens – Bauteile

Si on connait assez bien AtomTM et Marc Behrens (le premier pour ses travaux sur Raster Noton, le deuxième notamment pour ses travaux sur Cronicá), nous n’étions pas au courant d’une quelconque amitié musicale entre les deux Allemands. Une erreur rapidement réparée avec ce Bauteile, pour le moins… singulier. On préfère prévenir, Editions Mego nous ressort là un vrai bon disque pour oreilles de choux, le genre d’improvisation destinée à prendre tout le monde de court. Presque trois décennies de musique, éditée et rassemblée en une seule grande pièce de musiques. Musiques au pluriel car notre duo ne s’est pas contenté de l’improvisation au laptop. On y retrouve sans distinction du funk électronique, des cordes au lyrisme déchirant, des passages dub ou du hip-hop. Tout ça passé au broyeur digital et concret. Le disque déroute, s’offre une grande séance de mindfuck appliqué, précis autant que peut l’être ce genre d’exercice. On retrouve, une fois de plus, des références claires au travail de Fenn’O Berg (l’humour et la décontraction compris), notamment cette inspiration dans l’absence totale de cadre. On ne vous en voudra pas si vous passez votre chemin sur celui-ci ; quoiqu’il en soit, de notre côté, on reprendra un plaisir certain à se faire balader comme des cons par ces deux colosses aux cœurs tendres.

Laurent Perrier – Plateforme #1

C’est la première fois qu’on pose une oreille sur le travail de Laurent Perrier, électro-acousticien français auteur ici de son quatrième album. Une ignorance sans grande incidence dans la mesure où Laurent Perrier est aujourd’hui signé sur Baskaru, ce qui suffit à considérer cette sortie comme potentiellement très bonne. Et le disque nous donnera rapidement raison car, en trois pièces d’une durée comprise entre quinze et vingt minutes, le compositeur s’affirme comme un maître du collage abstrait, des constructions électro-acoustiques vivifiantes (malgré un aspect tonal soutenu) et du drone recomposé. Chaque pièce étant basée sur un matériau brut donnée par un collaborateur – comptez sur la légende pop/wave Felix Kubin, le magnat ambient Lawrence English et Gianluca Becuzzi – on se rend vite compte qu’il ne reste plus rien de l’offrande de base; tout au plus des pistes, des idées à creuser. Et ça commence fort avec la relecture du travail de Felix Kubin. Dix-huit minutes d’ouvertures et de fermetures de vortex sonores, de manière obtuse mais extrêmement précise. Une piste dont émane un sentiment de puissance. Et c’est vraiment une réussite. Pour Lawrence English, le Français a élaboré une longue piste articulée autour d’un drone analogique grisâtre, dont les déformations tout en lenteur semblent bien matérielles, dont les contours et les défauts sont mis en évidence avec une grâce certaine. Enfin on termine par le travail effectué sur l’œuvre de Gianluca Beruzzi, offrant quelque chose de plus classique (trop, sûrement) mais néanmoins de très bonne qualité. Une avancée drone ponctuée de matériau signalétique et de craquements électro-acoustiques qui se laisse déguster sans trop de difficultés. On insistera surtout sur l’instinct révélé par les deux premières pièces, qui impressionnent malgré toute la rigueur des techniques sonores employées. Le disque se termine, et on se rend compte qu’on est déjà prêt à le relancer. Preuve suffisante pour rajouter ce compositeur à la longue liste des mecs qui comptent dans le game expérimental.

Reinhold Friedl / Franck Vigroux - Tobel

Ceux qui suivent l’actualité des musiques expérimentales connaissent par cœur Reinhold Friedl, et commencent à faire de Franck Vigroux un outsider sérieux. Le premier est Allemand, dirige d’une main de maître l’excellent orchestre Zeitkratzer (voir ici, ici et ici), et est le fondateur d’une technique musicale connue sous le nom d’inside piano. Le deuxième est Français, a débarqué il y a peu sur le label D’Autres Cordes et a balancé avec son dernier album un sacré pavé dans la mare du genre power electronic. Une collaboration qu’on aurait peut-être pas imaginée, et qui s’est fixé comme objectif de faire cohabiter deux univers bien distincts sur quarante minutes de musique : l’électro-acoustique libre (l’inside piano du teuton) et la vigueur du tout digital. Le résultat est à la hauteur des espérances, même si on aurait peut-être aimé que le résultat soit plus symbiotique. Les phases se succèdent poliment et avec application, et si on appréciera la complexité de l’inside piano, on se prendra surtout des grosses mandales sur l’électronique du Mika Vainio français. Un disque qui ressemble à une version électro-acoustique du travail d’un Whitehouse, une plage noisy qui déploie une vraie profondeur en son cœur (il faut être un peu patient, au départ). Et qui confirme qu’il faudra tenir ce Franck Vigroux à l’œil.

Janek Schaefer - Lay-By-Lullaby

On ne pouvait pas terminer ce dossier sans un disque sorti sur 12k. Une manière de célébrer, une fois de plus, ce label spécialiste du drone chaud et accessible. D’autant plus que le producteur concerné est loin d’être un guignolo: plus de quinze ans de carrière, des dizaines de disques sortis sur les plus grands labels (Line, Room40,…) et des installations sonores qu’on a toujours rêvé de voir en vrai. Janek Schaefer ne pouvait pas décevoir. Et il ne décevra pas. Si les premières secondes sont consacrées à un field recording puissant (le bord d’une autoroute, de nuit, extrêmement bien spatialisée), Lay-By-Lullaby est en réalité un disque d’ambient/drone extrêmement chaleureux, romantique et rêveur. Un disque qui calme les mélodies, qui les dissémine avec parcimonie, comme pour ne pas épuiser leur potentiel sur la longueur. Et ça marche apparemment puisque ces 75 minutes de musique passent en un clin d’œil. Il suffit de fermer les yeux, de se mettre bien et l’affaire est dans le sac. Un archétype ambient/drone pas forcément toujours original, mais drôlement bien maîtrisé.