London Brew

London Brew

Concord Records – 2023
par Erwann, le 24 avril 2023
7

Sorti en 1969, le Bitches Brew de Miles Davis demeure une pièce maîtresse du XXe siècle pour sa double casquette d’incarnation du jazz fusion et de meilleur album contenant le mot "bitches". Son cinquantième anniversaire devait être l'occasion pour douze musiciens londoniens réunis sous la bannière London Brew de le célébrer lors d'une série de concerts à travers l'Europe - et puis vous-savez-qui est passé par là. Pas découragé par ce contre-temps, le collectif, véritable who’s who de la scène jazz londonienne, s'est réuni pour une session improvisée de trois jours en décembre 2020, à la base du présent album.

Première observation qui a toute son importance : London Brew n'est pas un album de reprises mais un hommage : tous les morceaux sont unis par un volonté d'improvisation plutôt que par un désir de recréer ce qui a déjà été réalisé à la perfection par Miles Davis et ses musiciens. Le morceau d'ouverture incarne cette volonté de se mettre au service de Bitches Brew et du Londres moderne : passé le tapis introductif, le titre se transforme en une jam session décousue, troquant les moments méditatifs pour un crescendo brûlant faisant appel au talent des douze musiciens. Tom Skinner (Sons of Kemet, The Smile) et Dan See frappent comme si la batterie avait insulté leur mère, Dave Okumu se prend pour Lee Ranaldo, tandis que le va-et-vient entre les saxophones de Nubya Garcia et Shabaka Hutchings constitue le motif central.

Ce premier morceau contient à lui seul tout ce qui fait et défait London Brew. La musicalité est folle, et le mélange de clins d'œil au passé du jazz et d'inclinaisons électroniques est bien équilibré. Quand toute la bande muscle son jeu, comme dans les dernières minutes du morceau d’ouverture, elle invoque une force qui sait - presque - relâcher la tension qu'elle a mis tant de temps à construire. Ce "presque" est la seule chose qui empêche l'album de passer du statut de très bon disque à celui de disque essentiel. Tous les morceaux tombent dans le même piège, celui de proposer quelque chose de puissant qui n'atteint jamais l'apogée qu'il laisse entrevoir. En ce sens, le projet est fidèle à l'esprit chaudronneux de l'original : toujours en ébullition, et oscillant entre contemplation et férocité.

C'est le revers de la médaille improvised live music : on ne peut tout simplement pas distribuer les bangers  comme Jésus distribue les pains. De fait, certaines improvisations semblent parfois interminables. Bon, c'est un problème que Bitches Brew rencontrait également : c'est une musique qui se construit elle-même pour se regarder s'effondrer, bien trop prétentieuse pour laisser quoi que ce soit d'autre être la cause de sa chute. C'est frustrant, d'autant plus que les moments les plus stimulants font mouche. Ainsi, quand les breakbeats de Skinner et Dee entrent en jeu sur la deuxième piste, ou quand "It's One of These" voit la basse de Tom Herbert et le tuba de Theon Cross (Sons of Kemet) s'échanger des coups de poing pour revendiquer le trône rythmique érigé par la double batterie, London Brew est un kaléidoscope fou et fascinant. 

Malgré quelques longueurs et un manque de construction qui peut parfois tirer l'ensemble vers le bas, London Brew renforce la position déjà établie de Londres en tant que laboratoire incontournable du jazz moderne. Si, en 1970, une fusion entre le jazz et le rock semblait inévitable, il est tout à fait naturel que le jazz soit aujourd'hui rafraîchi par l'électronique et de nouvelles techniques - sur "Miles Chases New Voodoo in the Church", Nubya Garcia utilise des pédales d’effets avec son sax ténor, et donne au titre un souffle nouveau en plus d'en doper l'intensité. C'est par ces trouvailles permanentes et cette alchimie entre les différents intervenants que London Brew réussit à canaliser l'héritage de l'œuvre originale, tout en lui faisant explorer de nouveaux territoires.